1
Vous connaissez déjà le dénouement : le drame immense du Seigneur Jestocost, septième du nom, et la façon dont C’mell, la fille-chat, lança le vaste complot. Mais vous ignorez le début : l’origine du nom du premier Seigneur Jestocost, inspiré à sa mère, Dame Goroke, par l’horreur que lui causait la tragédie bien réelle de D’jeanne, la fille-chien[1]. Il est encore moins probable que vous connaissiez l’autre histoire, à l’arrière-plan de celle de D’jeanne. On appelle parfois cette histoire l’affaire de la « sorcière sans nom », ce qui est absurde, car elle en avait un. Elle s’appelait Élaine, un nom ancien et interdit.
La personne d’Élaine procédait d’une erreur. Sa naissance, sa vie, sa carrière procédait d’une erreur. Le rubis avait failli. Comment une telle anomalie avait-elle pu se produire ?
Retournons à An-fang. La Place de la Paix à An-fang. Le Commencement de Tout. Une place brillante et claire, déserte et rouge, sous un soleil jaune.
Et sur la Vieille Terre Originelle, Berceau de l’Homme, où Terraport se dresse au-dessus des nuages de tempête plus hauts que les montagnes.
An-fang se situait non loin d’une cité, la seule cité vivante dotée d’un nom pré-atomique. Ce nom, absurde et charmant, était Meeya Meefla. Là, le tracé des routes anciennes que nulle roue n’avait empruntées depuis des millénaires continuait de longer les plages étincelantes et chaudes du Vieux Sud-Orient.
C’était à An-fang que se trouvait le service central du Programmateur de la Population, et ce fut là que l’erreur se produisit.
Un rubis frémit. Deux réseaux de tourmaline omirent de rectifier le rayon laser. Un diamant capta l’erreur. L’erreur et sa correction passèrent dans l’ordinateur central.
L’erreur concernait la prévision des naissances pour Fomalhaut III et elle entraîna la désignation d’une « thérapeute du sexe féminin, dotée de la capacité intuitive de corriger la physiologie humaine à l’aide des ressources locales ». Sur les premières nefs spatiales, on appelait ces femmes des sorcières, parce qu’elles obtenaient des guérisons scientifiquement impossibles. Dans les milieux de pionniers, leur valeur était sans prix. Dans les sociétés post-riesmaniennes évoluées, elles devinrent un fléau public : la maladie disparaissait, le taux des accidents se réduisait à néant, la médecine n’était plus qu’une institution.
Qui voudrait d’une sorcière, même excellente, dans un hôpital de mille lits, dont sept seulement occupés par de vrais humains, où le personnel médical attend avidement les occasions d’expérimentation clinique ? (Les lits restants étaient remplis de robots à l’apparence humaine sur lesquels le personnel s’exerçait afin d’éviter la démotivation. Bien sûr, on aurait pu travailler sur des sous-êtres – ces animaux à forme humaine destinés à exécuter les gros travaux et toutes les tâches nécessaires à l’équilibre d’une économie parfaitement organisée – mais la loi interdisait aux animaux, même dotés du statut de sous-être, d’aller se faire soigner dans un hôpital humain. Quand les sous-êtres tombaient malades, l’Instrumentalité se chargeait d’eux – dans des abattoirs. Il était plus facile de créer de nouveaux sous-êtres que de redonner la santé aux mal-portants. En outre, l’ambiance prévenante et attentive de l’hôpital aurait pu leur donner des idées : celle, par exemple, qu’ils étaient des personnes véritables, ce qui aurait créé un précédent plus que fâcheux, selon le point de vue qui prévalait alors. Aussi les hôpitaux humains restaient-ils vides, alors qu’un sous-être qui éternuait à quatre reprises ou vomissait une fois se voyait emmené pour ne plus jamais tomber malade. Et les lits vides continuaient d’accueillir leurs malades robots, voués sempiternellement à imiter la maladie et la souffrance humaines.) Tout cela ne laissait guère de place aux sorcières, conçues et entraînées en fonction de ce rôle.
Et cependant le rubis avait tremblé ; le programme avait effectivement commis une erreur ; on avait attribué le numéro de naissance d’une « thérapeute de sexe féminin, à usage général et immédiat » à la planète Fomalhaut III.
Beaucoup plus tard, quand on retraça les fondements historiques de toute l’affaire dans ses moindres détails, on enquêta sur les origines d’Élaine. Lorsque le laser avait tremblé, l’ordre erroné et sa correction avaient été transmis simultanément. La machine avait identifié la contradiction et en avait promptement référé au superviseur humain, un homme véritable, à ce poste depuis sept ans.
Il étudiait la musique et s’ennuyait. Sa fonction approchait de son terme au point qu’il comptait les jours le séparant de sa mise en congé. Entre-temps, il s’occupait à réécrire les arrangements de deux chansons populaires. L’une, Le grand bambou, une rengaine primitive, tentait d’évoquer les origines magiques de l’homme. L’autre, Élaine, Élaine, parlait d’une fille à qui l’on conseillait de ne plus faire souffrir son amoureux. Aucune de ces deux chansons n’avait d’importance ; mais, à elles deux, elles influencèrent l’histoire – un peu, puis beaucoup.
Le superviseur disposait de tout son temps pour s’adonner à son violon d’Ingres. En sept ans, il n’avait pas dû traiter un seul cas d’urgence. De temps à autre, la machine lui transmettait un rapport, mais il se contentait de lui dire de corriger elle-même ses erreurs, ce qu’elle faisait de façon infaillible.
Le jour où l’accident qui entraîna la naissance d’Élaine se produisit, il travaillait son doigté sur une guitare, un instrument très ancien qu’on disait dater de l’ère préspatiale. Il jouait pour la centième fois Le grand bambou.
La machine annonça son erreur d’un tintement. Le superviseur avait de longue date oublié toutes les instructions laborieusement apprises par cœur sept ans plus tôt. Le signal d’alarme le laissa indifférent, car il savait que la machine pouvait toujours rectifier seule ses erreurs, même en l’absence de son superviseur.
La machine, n’ayant pas obtenu de réponse, passa au second stade de l’alarme. Par un haut-parleur encastré dans le mur, elle cria d’une voix humaine haute et claire, la voix de quelque employé mort depuis des milliers d’années :
« Alerte, alerte ! Urgence. Correction demandée. Correction demandée ! »
Si vieille soit-elle, la machine n’avait jamais reçu de réponse comme celle qu’elle obtint alors. Les doigts du musicien plaquèrent un accord joyeux et sauvage sur la guitare, et il chanta à tue-tête à l’intention de la machine un message qui dépassait toutes les possibilités d’assimilation de celle-ci :
Quand bat, quand bat le Grand Bambou,
Tout bat, tout bat, je deviens fou !
La machine assigna hâtivement à ses banques mémorielles et à ses ordinateurs la tâche de rechercher le code correspondant au mot « bambou » en pareil contexte. Sans succès. Elle revint à la charge.
« Instructions insuffisantes. Instructions insuffisantes. Veuillez rectifier.
— Tais-toi, répondit l’homme.
— Réponse non conforme, déclara la machine. Veuillez reprendre. Veuillez reprendre.
— J’ai dit : tais-toi », répéta l’homme, mais il savait que la machine ne lui obéirait pas. Sans réfléchir, il attaqua l’autre morceau dont il répéta les deux premiers vers :
Élaine, Élaine,
Guéris ses peines !
Élaine, Élaine,
Guéris ses peines !
La répétition servait à la machine d’assurance contre le risque d’erreur, en partant du principe que nul homme véritable n’énoncerait à deux reprises une donnée fausse. Certes, le nom d’ » Élaine » ne correspondait à aucun code officiel, mais sa quadruple répétition semblait bien confirmer la demande d’une « thérapeute de sexe féminin ». La machine nota en elle-même qu’un humain véritable avait transmis la correction demandée par elle en urgence.
« Accepté », dit-elle.
Le superviseur prit tardivement conscience de la situation.
« Accepté quoi ? » demanda-t-il.
Pas de réponse. Pas d’autre bruit que le murmure de l’air chaud et humide dans les bouches d’aération.
Le superviseur regarda par la fenêtre. Il apercevait un peu du rouge sanglant de la Place de la Paix d’An-fang ; au-delà s’étendait l’océan, toujours beau et toujours monotone.
Il soupira, philosophe. Il était jeune. « Peu importe, j’imagine », se dit-il en reprenant sa guitare.
(Trente-sept ans plus tard, il devait s’apercevoir que cela importait. Dame Goroke elle-même, l’une des Chefs de l’Instrumentalité, chargea un de ses Sous-chefs de trouver une explication au cas de D’jeanne. Quand il eut découvert la sorcière Élaine à l’origine du problème, elle lui demanda comment une créature telle qu’Élaine avait pu apparaître dans un univers bien organisé. On retrouva l’ancien superviseur, qui s’adonnait toujours à la musique. Il ne se rappelait rien. On l’hypnotisa. Il ne se rappelait toujours rien. Invoquant l’urgence de la situation, le Sous-chef lui fit administrer la Drogue de Police n° 4, dite « Claire Mémoire », Le musicien se souvint aussitôt de cette scène anodine, tout en assurant qu’elle n’avait aucune importance. On en référa à Dame Goroke, qui ordonna que soit racontée au musicien l’horrible et magnifique histoire de D’jeanne sur Fomalhaut III – celle-là même qui va vous être narrée – et, quand il l’eut entendue, il pleura. On ne lui infligea pas d’autre punition, mais Dame Goroke exigea que le souvenir en reste gravé dans son esprit pour le restant de ses jours.)
Donc, le superviseur reprit sa guitare – et pendant ce temps-là la machine se mettait à l’œuvre.
Elle sélectionna un embryon humain fertilisé, auquel elle attribua le nom étrange d’« Élaine », irradia le code génétique de fortes aptitudes pour la sorcellerie et programma la carte du futur nouveau-né en y portant les directives suivantes : études de médecine, transport par vaisseau photonique sur Fomalhaut III et mise en service sur cette planète.
Ainsi Élaine naquit-elle sans avoir été désirée, sans qu’on ait besoin d’elle, sans que ses talents puissent nuire ni venir en aide à un quelconque être humain.
Inutile et marquée par le sort, elle fit son entrée dans la vie.
Qu’elle y soit malvenue n’a rien de remarquable, car des erreurs peuvent se produire. Ce qui est remarquable, c’est qu’elle ait survécu sans être reconditionnée ni tuée par les dispositifs de sécurité mis en place dans la société pour assurer la protection de l’humanité.
Bien nourrie, richement habillée, logée dans de multiples demeures, elle parcourut les mois mornes, les années sans but de son existence. Elle avait des machines et des robots pour la servir, des sous-êtres pour lui obéir, des hommes pour la protéger d’autres ou d’elle-même, si le besoin s’en faisait sentir. Mais elle ne put jamais trouver de travail ; sans travail, elle n’avait pas l’occasion de se consacrer à l’amour ; sans travail ni amour, elle n’avait pas d’espoir.
Si elle avait pu rencontrer les autorités voulues ou les experts qualifiés, on aurait altéré et rééduqué sa personnalité : elle serait devenue une femme acceptable. Mais elle ne croisa jamais la route de la police, et jamais la police ne la découvrit. Et elle était impuissante à corriger d’elle-même sa programmation. Celle-ci lui avait été imposée à An-fang, tout au début à An-fang, au Commencement de Tout.
Le rubis avait vibré, la tourmaline avait subi une défaillance, le diamant n’avait pas réagi. Et une femme était née, condamnée dès l’origine.
2
Beaucoup plus tard, quand on écrivit des chansons inspirées par l’étrange histoire de D’jeanne la fille-chien, chanteurs et ménestrels tentèrent d’imaginer les sentiments d’Élaine, et ils écrivirent à son propos La chanson de la sorcière. Elle n’est pas authentique, mais elle suggère le regard qu’Élaine pouvait jeter sur son existence, avant que le cours étrange de celle de D’jeanne n’en découle :
Je suis haïe des femmes,
Tous les hommes me blâment,
Je suis une sorcière !
Je fais peur aux humains,
Nul ne me tend la main,
Je suis une sorcière !
Aucun être ne m’aime
Car je suis trop moi-même,
Je suis une sorcière !
Je n’ai pas de parents
Et je n’ai pas de rang,
Je suis une sorcière !
Où se trouvent les miens ?
Ils sont avec les chiens,
Je suis une sorcière !
Chacun peut m’attaquer,
Rien ne peut me blesser,
Je suis une sorcière !
Qu’importe ma folie ?
Suis-je laide ou jolie ?
Je suis une sorcière !
Comment pourrais-je un jour
Arrêter pour toujours
D’être cette sorcière ?
Cette chanson déformait la vérité. Les femmes ne haïssaient pas Élaine ; elles ne posaient pas les yeux sur elle. Les hommes ne la blâmaient pas ; elle leur était indifférente. Il n’y avait aucun endroit sur Fomalhaut III où elle aurait pu rencontrer des enfants humains, car les nurseries se trouvaient très en profondeur, à cause des radiations aléatoires et du climat difficile. De même, la chanson prétend qu’Élaine, dès sa naissance, se croyait non-humaine, appartenant au sous-peuple, et d’origine canine. Elle l’a bel et bien cru, mais plus tard, à la fin et non au début, alors que l’histoire de D’jeanne prenait déjà une tournure légendaire et se répandait parmi les étoiles.
Et elle n’est jamais devenue vraiment folle.
(La folie est un état rarissime, qui se produit lorsqu’un esprit humain échoue à s’adapter à son environnement. Élaine l’avait frôlée avant de rencontrer D’jeanne. Elle ne constituait pas un cas unique, mais un exemple authentique et singulier. Contrarié dans son développement normal, son esprit s’était réfugié dans la seule sécurité qui lui restait accessible : la psychose. Elle ne sut jamais que sa profession préétablie était la cause de son déséquilibre. Élaine souffrait d’une psychose assez répandue, de loin préférable à un état X purement individuel, capital, intime et secret, psychose engendrée par la carrière à laquelle on l’avait préparée et destinée. Les « thérapeutes, de sexe féminin » étaient conçues pour œuvrer de façon décisive et autonome, et dans la plus grande hâte, autant de conditions de travail nécessaires sur les planètes ouvertes depuis peu à la colonisation. Elles n’étaient pas conçues pour consulter d’autres spécialistes dont ces planètes ne disposaient pas, tout simplement. Élaine obéissait aux instructions qu’elle avait reçues à An-fang, des instructions qui comprenaient même la composition chimique de son fluide rachidien. Elle n’était pas dans l’erreur, elle était elle-même une erreur, et elle l’ignorait. Il valait donc mieux pour elle souffrir de psychose qu’avoir conscience qu’elle n’était pas elle-même, qu’elle n’aurait pas dû vivre, et qu’elle résultait au mieux d’une conjonction d’erreurs entre un rubis défectueux et un jeune homme insouciant muni d’une guitare.)
Elle découvrit D’jeanne, et les mondes se mirent en branle.
Leur rencontre survint dans un lieu surnommé « le Bord du Monde », là où la ville souterraine recevait la lumière du jour. C’était un endroit insolite ; mais Fomalhaut III tout entière était une planète insolite et inconfortable, où les rigueurs du climat et les caprices des hommes poussaient les architectes à des plans démentiels et à de grotesques réalisations.
Élaine marchait à travers la ville, en proie à sa folie secrète, en quête de malades à qui venir en aide. Elle avait été codée, répertoriée, désignée, préparée, mise au monde, élevée et entraînée pour cette tâche. Mais ladite tâche était inexistante.
C’était une femme intelligente. (L’intelligence pourra servir la folie autant que la santé mentale – très bien, si nécessaire.) Jamais il ne lui était venu à l’idée de renoncer à sa mission.
Les habitants de Fomalhaut III, tout comme ceux de la Terre, Berceau de l’Homme, sont presque uniformément beaux. Ce n’est que dans les mondes lointains et peu civilisés que l’effort pour survivre engendre une race marquée par la lassitude et la laideur. Élaine ne différait guère des autres spécimens humains beaux et intelligents qui emplissaient les rues. Elle était grande, les cheveux noirs. Elle avait de longs membres et un buste court. Ses cheveux brossés en arrière dégageaient son front haut, étroit, carré. Ses yeux étaient d’un bleu étrange. Sa bouche aurait pu être jolie mais ne souriait jamais, si bien qu’on n’aurait pu dire si elle était belle ou non. Elle se tenait très droite, dans une attitude fière : mais tel était le cas de tous ceux qui l’entouraient. Le dessin de ses lèvres était bizarre en ce qu’il suggérait le repli, le refus de communiquer. Et ses yeux bougeaient sans cesse d’un point à l’autre, balayant leur champ visuel, comme un ancien radar, à la recherche des faibles, des malades, de tous ceux qui souffraient et qu’elle avait pour vocation de secourir.
Comment pouvait-elle être malheureuse ? Elle n’avait jamais eu le temps d’être heureuse, ni la moindre difficulté à estimer que le bonheur disparaissait à la fin de l’enfance. De temps à autre, ici et là, quand une fontaine murmurait dans la clarté du soleil ou que les feuilles tendres surgissaient sur les arbres à l’occasion du superbe printemps de Fomalhaut III, elle s’étonnait de ce que les autres – des gens aussi responsables qu’elle, du fait de leur âge, de leur grade, de leur sexe, de leur formation et de leur carrière – aient l’air de le connaître encore, ce bonheur. Mais elle chassait cette pensée et continuait de parcourir les rampes et les rues, jusqu’à ce que la fatigue lui endolorisse la plante des pieds, en quête d’un travail qui n’existait pas.
Le corps humain a en lui une sagesse plus vieille que l’histoire, plus enracinée que la culture. Il possède à l’état inné toutes les ruses ancestrales, toutes les facultés de survie. C’était cela qui préservait Élaine sur Fomalhaut III, les talents d’ancêtres auxquels elle ne pensait jamais, d’ancêtres qui, dans un passé incroyablement ancien, avaient conquis la terrible planète Terre. Elle était folle, mais une part d’elle-même suspectait cette folie.
Peut-être cette sagesse la guida-t-elle, tandis qu’elle se dirigeait par la Voie de Sourceroche vers les esplanades commerçantes brillamment éclairées. Elle vit une porte, une porte oubliée. Les robots qui nettoyaient tout ne pouvaient, à cause de son étrange architecture, balayer ni laver le seuil à la base de cette porte, que scellait un joint fait de poussière accumulée et de décapant séché. De toute évidence, personne ne l’avait franchie depuis un temps immémorial.
Selon les règles civilisées, les zones interdites sont marquées par des symboles ainsi que par des barrages télépathiques. Les plus dangereuses sont protégées par des gardes appartenant au sous-peuple ou par des robots. Mais tout ce qui n’est pas interdit est autorisé. Élaine, bien que n’ayant pas le droit d’ouvrir la porte, n’avait nulle obligation de s’en abstenir. Aussi l’ouvrit-elle…
Par pur caprice.
Ou c’est du moins ce qu’elle pensa.
On est bien loin du « Je suis une sorcière », cette motivation qu’on lui attribue dans la ballade ultérieure. Élaine n’était encore ni frénétique, ni désespérée, ni même noble.
L’ouverture de cette porte transforma son monde, changea la vie de milliers de planètes pour des générations à venir, mais l’acte en lui-même n’eut rien d’étrange. Ce n’était que le caprice un peu las d’une femme frustrée et malheureuse. Rien de plus. Toutes les autres descriptions que, par la suite, en a données la légende ne sont qu’enjolivements et falsifications.
Elle éprouva bien un choc après avoir ouvert la porte, mais ce ne fut pas pour les raisons qu’inventèrent ensuite les faiseurs de ballades et les historiens.
Elle éprouva un choc parce que la porte donnait sur un escalier, dont les volées de marches descendaient vers un paysage baigné de soleil – vision inattendue sur quelque monde que ce soit. Elle regardait, de la Ville Nouvelle, la Vieille Ville. La Ville Nouvelle s’élevait sur son berceau loin au-dessus de l’Ancienne Ville, et ce qu’on voyait quand on regardait ainsi « à l’intérieur », c’était le coucher du soleil sur la ville du dessous. La beauté insolite du spectacle la laissa interdite.
Là, une porte ouverte – avec un autre monde au-delà. Ici, leâ rues familières, nettes, harmonieuses, tranquilles, inutiles, où son inutile personne avait erré des milliers de fois.
Ici, le monde qu’elle connaissait. Là… quelque chose d’autre. Si elle avait connu les termes de « pays des fées » et de « domaine enchanté », elle les aurait employés.
Elle jeta un coup d’œil à droite, puis à gauche.
Les passants ne la regardaient pas plus que la porte. Le soleil couchant commençait juste d’apparaître dans la ville haute. Dans la ville basse, il était déjà rouge sang avec des jaillissements dorés. Élaine ne se rendait pas compte qu’elle humait l’air, qu’elle tremblait, au bord des larmes, qu’un tendre sourire – le premier depuis des années – décrispait ses lèvres et donnait à son visage triste et tendu l’éclat d’une beauté fugitive. L’examen des alentours l’absorbait par trop.
Des gens marchaient dans la rue ou vaquaient à leurs occupations. Une femme du sous-peuple – sans doute issue de chat – fit un grand détour pour éviter mi homme véritable qui avançait à plus faible allure. Au loin, un ornithoptère de la police tournoyait auprès d’une tour ; à moins que les robots ne se servent d’un télescope ou qu’à bord ne se trouve l’un des rares hommes-faucons employés par la police, elle ne courait pas le risque d’être vue.
Elle franchit le seuil de la porte et la referma derrière elle.
Elle l’ignorait, mais lorsqu’elle accomplit cet acte, des avenirs encore virtuels sortirent des limbes, une rébellion flamboya dans des siècles futurs, des hommes et des sous-êtres moururent pour d’étranges causes, des mères changèrent le nom de Seigneurs à naître, des vaisseaux spatiaux transmirent des messages en provenance d’endroits que l’humanité n’avait encore jamais imaginés. L’Espace3, qui avait toujours été là, attendant d’être remarqué par l’homme, se révélerait plus tôt à ce dernier – tout cela à cause d’elle, de la porte, des prochains pas qu’elle ferait, de ce qu’elle dirait et de l’enfant qu’elle rencontrerait. (Les auteurs de ballades racontèrent tout cela plus tard, mais ils le racontèrent à rebours, en sachant que D’jeanne avait existé et ce qu’Élaine avait fait pour bouleverser l’univers. La simple vérité, c’est qu’une femme solitaire passa par une mystérieuse porte. C’est tout. Le reste n’intervint que par la suite.)
Debout en haut des marches, la porte refermée derrière elle, Élaine contemplait la cité inconnue qui s’étendait à ses pieds, baignée d’or par le soleil couchant. Elle voyait l’endroit où le Berceau de la Ville Nouvelle de Kalma s’élevait comme une arche inversée vers le ciel. Les édifices qui s’offraient à ses yeux étaient plus vieux, moins harmonieux que ceux qu’elle venait de quitter. Elle ne connaissait pas le concept de « pittoresque », sinon elle y aurait fait appel. Elle ne trouvait pas de mots pour décrire la scène qui se présentait paisiblement à elle.
Aucun être vivant n’était en vue.
Dans le lointain, le fanal d’un détecteur d’incendie palpitait au sommet d’une vieille tour. Hormis cela, nul signe de vie dans la cité jaune et or, sinon la silhouette sombre d’un oiseau (mais n’était-ce pas plutôt une feuille emportée par le vent ?), dans le ciel à mi-distance.
Remplie de crainte, d’espoir et aussi de désirs étranges qui s’éveillaient en elle, elle descendit les marches, avec une calme détermination dont elle ignorait la nature.
3
Au pied de l’escalier, qui comptait neuf volées de marches, une enfant attendait – une petite fille âgée d’environ cinq ans. Elle avait une blouse bleu vif, des cheveux roux ondulés et les mains les plus fines qu’Élaine ait jamais vues.
Élaine la trouva poignante. L’enfant leva les yeux pour la regarder puis s’écarta. Élaine devina ce que signifiaient ces beaux yeux bruns, cette supplication muette, ce mouvement de recul. Ce n’était pas une enfant véritable mais un animal à forme humaine, de race canine, sans doute, auquel, plus tard, on apprendrait à parler et à exécuter des tâches utiles.
La fillette se redressa, comme pour détaler. Élaine eut le sentiment que la petite créature ne savait si elle devait la fuir ou venir à elle. Elle ne souhaitait pas de contact avec un membre du sous-peuple – quelle femme y aurait consenti ? – mais ne tenait pas non plus à effrayer cette petite fille-chien, si jeune, si fragile.
Toutes deux se dévisagèrent. Élaine se détendit en voyant l’incertitude que manifestait la petite sous-être, qui prit soudain la parole.
« Demandez-lui », dit-elle, et son ton était celui du commandement.
Élaine haussa les sourcils, étonnée. Depuis quand les animaux donnaient-ils des ordres ?
« Demandez-lui ! » répéta la créature. Elle montrait du doigt un guichet au-dessus duquel étaient inscrits les mots aide aux voyageurs. Puis elle détala. Un éclair bleu de sa robe, un éclat blanc de ses sandales, et elle disparut.
Élaine demeura seule dans la cité vide et oubliée.
À son tour, le guichet prit la parole : « Vous devriez vous approcher. Vous le ferez tôt ou tard, vous savez. »
C’était la voix pleine de sagesse et d’expérience d’une femme d’âge mûr, avec un soupçon d’ironie sous-jacente et une note chaleureuse et cordiale dans l’intonation. L’ordre n’en était pas un. Il s’agissait plutôt, dès le début, d’une plaisanterie à usage privé entre deux femmes sagaces.
Élaine ne s’étonna guère qu’une machine lui parle. Tout au long de sa vie, on lui avait adressé des discours préenregistrés. Pourtant, la situation présente la laissait quelque peu incertaine.
« Y a-t-il quelqu’un ici ? demanda-t-elle.
— Oui et non, répondit la voix. Je suis l’Aide aux Voyageurs et j’apporte mon concours à quiconque passe par ici. Vous vous êtes perdue, sans quoi vous ne seriez pas en ces lieux. Passez votre main par ma fenêtre.
— Je veux dire, reprit Élaine, êtes-vous une personne ou une machine ?
— Cela dépend, dit la voix. Je suis une machine, mais il y a longtemps, très longtemps, j’étais une personne. Une Dame, même, et de l’Instrumentalité. Puis mon heure est venue et on m’a demandé : « Accepteriez-vous que l’empreinte de votre personnalité soit transmise à une machine ? Ce serait très utile pour les cabines de renseignements. » Bien entendu, j’ai accepté, et on a tiré de moi ce duplicata ; ensuite je suis morte et mon corps a été envoyé dans l’espace avec tous les honneurs qui lui étaient dus, mais j’existais encore. Je me sentais bizarre à l’intérieur de cette mécanique et je passais mon temps à parler aux gens, à leur donner des renseignements et à leur fournir des conseils, toujours en pleine activité jusqu’au jour où ils ont construit la Ville Nouvelle. Alors, qu’en pensez-vous ? Suis-je ou ne suis-je pas moi ?
— Je n’en sais rien, madame. » Élaine recula d’un pas.
La voix cordiale se fit impérative : « Donnez-moi donc votre main, que je puisse vous identifier et vous renseigner.
— Je crois, dit Élaine, que je vais remonter les marches et repasser la porte qui mène à la ville d’en haut.
— En me privant de ma première conversation avec une personne réelle depuis quatre ans ? » répliqua la voix du guichet, sur un ton quelque peu implorant où susbsitaient pourtant la chaleur et la bonne humeur, mais où perçait la solitude. Ce fut cette solitude qui décida Élaine. Elle s’avança vers le guichet et posa la main sur l’appui.
« Vous êtes Élaine ! s’écria la voix. Vous êtes Élaine ! Les mondes vous attendent. Vous venez d’An-fang, du Commencement de Tout, de la Place de la Paix à An-fang, sur la Vieille Terre elle-même !
— Oui », dit Élaine.
La voix pétillait d’enthousiasme, à présent. « Il vous attend. Oh ! il vous a attendue si longtemps ! Et la petite fille que vous avez rencontrée, c’était D’jeanne en personne. L’histoire a commencé. « Voici le monde ancien au seuil d’une ère nouvelle. » Pardonnez-moi, je ne veux pas vous troubler. Je suis Dame Panc Ashash. Et vous êtes Élaine. Votre numéro originel se terminait par 783 et vous êtes au mauvais endroit. Ici, tous les gens importants ont des numéros qui se terminent par 5 et 6. Vous êtes thérapeute et vous n’êtes pas à la bonne place, mais votre amant est déjà en route, et vous n’avez encore jamais été amoureuse… tout cela est trop excitant ! »
Élaine regarda autour d’elle. La vieille ville basse devenait de moins en moins dorée, de plus en plus rouge à mesure que le soleil progressait vers son couchant. Les marches derrière elle semblaient terriblement hautes et l’encadrement à leur sommet très petit. Peut-être l’huis s’était-il verrouillé quand elle l’avait refermé. Peut-être ne pourrait-elle plus jamais quitter cet endroit.
Le guichet devait l’observer, car la voix de Dame Panc Ashash s’adoucit : « Asseyez-vous, ma chère. Quand j’étais un être humain, j’avais plus de civilité. Mais il y a bien longtemps que je ne le suis plus. Je suis une machine, alors que je crois encore être moi-même. Asseyez-vous et pardonnez-moi. »
Élaine vit derrière elle un banc de marbre en bordure de la route et elle s’y assit docilement. À nouveau, le bonheur qui l’avait habitée en haut des marches se saisit d’elle. Si cette vieille machine sagace savait tant de choses à son sujet, peut-être serait-elle capable de lui dicter sa conduite. Que voulait dire la voix en parlant du « mauvais endroit », de cet « amant », qui « venait la chercher », si c’était bien l’expression qu’elle avait employée ?
Le guichet avait repris la parole. Qu’avait-il dit ?
Apparemment, Dame Panc Ashah répéta sa question : « Saviez-vous que vous veniez ici ?
— Bien sûr que non, fit Élaine en haussant les épaules. J’ai vu cette porte, et, comme je n’avais rien de spécial à faire, je l’ai ouverte. En voyant ce qu’il y avait derrière, j’ai eu envie de descendre. Vous n’en auriez pas fait autant ?
— Je n’en ai aucune idée, dit la voix en toute franchise. Je ne suis qu’une machine. Je ne suis plus moi depuis bien longtemps. Peut-être en aurais-je fait autant, quand j’étais un être vivant. Je l’ignore, mais il y a beaucoup de choses que je sais. Je peux prédire le futur, ou plutôt la part de machine qui est en moi peut se livrer à l’infini au calcul des probabilités, ce qui revient au même. Je sais qui vous êtes et ce qui va vous arriver. Vous feriez mieux de vous recoiffer.
— Pourquoi ? demanda Élaine.
— Parce qu’il va venir.
— Qui va venir ? lança Élaine non sans irritation.
— Avez-vous un miroir ? Non que vous soyez mal peignée, mais vous pourriez être encore mieux. Il faut que vous soyez à votre avantage. Celui qui va venir, c’est votre amant, bien sûr.
— Je n’ai pas d’amant. Je n’ai pas été autorisée à en avoir un, puisque je n’ai encore jamais pu trouver de travail. Et je ne suis pas le genre de fille qui irait demander un substitut onirique à un sous-chef, alors que j’ai droit à une véritable histoire d’amour. Je ne suis peut-être qu’une personne sans importance, mais j’ai tout de même de la dignité. » Soudain, la colère la prit, au point qu’elle changea de position sur le banc et se détourna du guichet qui l’observait.
La réplique qui s’ensuivit lui parut si sincère, si pleine d’ardeur, qu’elle lui donna la chair de poule. « Élaine, Élaine, vous ne savez donc pas qui vous êtes ? »
Élaine pivota sur son séant pour fixer de nouveau du regard le guichet. Elle se vit reflétée sur la vitre, le visage rougi par les rayons du soleil couchant. Elle haleta. « Que voulez-vous dire ?
— Réfléchissez, Élaine, poursuivit la voix inexorablement. Le nom de « D’jeanne » ne signifie rien pour vous ?
— C’est un nom de sous-être, canidé, je suppose. À cause du D qui le précède.
— Je vous l’ai dit, c’est la petite fille que vous avez rencontrée. » À entendre la voix, on aurait cru que ce simple fait constituait un événement extraordinaire.
« Je vois », déclara Élaine. C’était une femme courtoise, qui ne se querellait jamais avec des inconnus.
« Attendez, dit la voix, je vais sortir mon corps. Il y a longtemps qu’il n’a pas servi, mais cela vous mettra à l’aise. Les vêtements sont anciens, vous m’en excuserez, mais je crois que le corps fonctionnera. Voici venir le début de l’histoire de D’jeanne, et je tiens à ce que vous ayez les cheveux coiffés à la perfection, dussé-je m’en occuper moi-même. Attendez-moi ici, jeune fille, prenez patience, j’en ai pour une minute. »
Les nuages viraient du rouge sombre au noir. Qu’aurait pu faire Élaine ? Elle demeura assise sur le banc. Elle tapota le mur du bout de sa chaussure. Elle tressaillit lorsque des réverbères à l’ancienne mode s’allumèrent dans la Ville Ancienne avec une soudaineté toute géométrique ; ils ne disposaient pas des nuances de luminosité des nouveaux systèmes d’éclairage dans la ville du dessus, où le jour se muait peu à peu en une nuit claire sans variation subite des couleurs.
Près de la fenêtre, une porte s’ouvrit en grinçant. Un plastique ancien s’émietta sous des pas.
Élaine sursauta.
Inconsciemment, elle avait dû s’attendre à voir un monstre. Au lieu de cela, parut une femme charmante, de sa stature ou à peu près, aux curieux vêtements démodés. L’inconnue, aux cheveux noirs et brillants, ne présentait aucun signe de maladie, récente ou actuelle, nulle trace de lésions anciennes, ni la moindre déficience patente au niveau des yeux, des oreilles, des gestes ni de la démarche. (Élaine n’avait aucun moyen immédiat de s’assurer que l’odorat et le sens du goût fonctionnaient avec la même efficacité, mais elle devait, ainsi qu’on l’avait conçue dès sa naissance, formuler un tel diagnostic pour chaque être qu’elle rencontrait. Bien équipée pour sa tâche, elle continuait à l’exécuter en dépit de tout. C’était une bonne thérapeute, même si elle n’avait pas de patients sous la main.)
En vérité, ce corps exsudait la richesse. Il avait dû coûter l’équivalent de quarante ou cinquante atterrissages à pleine charge. L’apparence humaine était rendue à s’y méprendre. La bouche s’ouvrait sur une denture authentique ; elle comportait une gorge, un palais, une langue et des lèvres pour former les mots, et non un simple microphone monté à l’intérieur de la tête. Il s’agissait d’une véritable pièce de musée que ce corps, qui reproduisait sans doute l’aspect de Dame Panc Ashash elle-même à une certaine période de sa vie. Quand le visage souriait, l’effet était absolument irrésistible. La dame portait la tenue d’une époque reculée : une robe majestueuse d’épais tissu bleu brodée de carrés d’or au niveau de l’ourlet, de la taille et du bustier, ainsi qu’une cape assortie, d’or sombre, un peu terni, brodée du même motif, mais en bleu. Ses cheveux relevés en chignon étaient tenus par des peignes ornés de pierreries. Les vêtements paraissaient naturels, mais un peu de poussière les maculait sur un côté.
Le robot sourit. « Je date un peu. Il y a longtemps que je n’ai pas été moi-même, mais j’ai pensé, ma chère, que ce serait plus agréable pour vous de parler à ce vieux corps qu’à la fenêtre. »
Élaine hocha la tête sans un mot.
« Vous avez bien conscience que ce n’est pas moi qui suis là ? » dit le corps d’un ton sec.
Élaine secoua la tête. Elle n’en savait rien ; il lui semblait qu’elle ne savait rien du tout.
Dame Panc Ashash la considéra d’un air attentif « Ce n’est pas moi. Ce n’est qu’un corps-robot. Vous le regardiez comme s’il s’agissait d’une personne réelle. Et je ne suis pas moi, non plus. Cela me chagrine parfois. Vous doutiez-vous qu’une machine pouvait éprouver du chagrin ? Oui, cela m’arrive. Mais… ce n’est pas moi.
— Qui êtes-vous ? demanda Élaine.
— Avant de mourir, j’étais Dame Panc Ashash, je vous l’ai dit. Maintenant je suis une machine, et une part de votre destin. Vous et moi, nous allons nous entraider pour changer le sort des mondes, et peut-être même pour rendre son humanité au genre humain. »
Élaine la fixa d’un regard stupéfait. Ce n’était pas là un robot ordinaire. Non seulement il avait l’air d’un être humain, mais il parlait avec tant de persuasive autorité, et il semblait tellement bien la connaître… Jamais personne ne s’était soucié d’elle. Les nounous de la Maison d’Enfants sur Terre disaient : « Une autre petite sorcière, et jolie, par-dessus le marché. Elles ne posent guère de problèmes, celles-là. » Ce disant, elles lui laissaient vivre sa vie.
Enfin, Élaine parvint à dévisager cette personne qui n’en était pas vraiment une. Le charme, l’humour, l’expressivité étaient pourtant bien là.
« Que… que faut-il que je fasse ? questionna-t-elle.
— Rien, répondit la Dame depuis longtemps défunte, sinon aller à la rencontre de votre destin.
— Vous voulez dire de mon amant ?
— Quelle impatience ! dit avec un rire très humain la voix artificielle. L’amour d’abord et la destinée ensuite. J’étais pareille à votre âge.
— Mais que dois-je faire ? » répéta Élaine.
La nuit était maintenant complètement tombée. L’éclairage soulignait les rues vides et jonchées de débris. Quelques portes, toutes à plus d’une intersection de là, se découpaient en rectangles d’ombre ou de lumière selon qu’elles se trouvaient plus ou moins loin des réverbères.
« Franchissez cette porte », dit la Dame au corps synthétique.
Mais ce qu’elle montrait du doigt, c’était la blancheur uniforme d’un mur que rien n’interrompait. Sur sa surface, ne s’ouvrait pas la moindre porte.
« Il n’y a pas de porte, protesta Élaine.
— S’il y avait une porte, dit le robot, vous n’auriez pas besoin de moi pour vous dire de la franchir. Et vous avez besoin de moi.
— Pourquoi ?
— Parce que je vous ai attendue des centaines d’années.
— Ce n’est pas une réponse, jeta Élaine avec humeur.
— Si, c’en est une », dit en souriant Dame Panc Ashash, dont l’amabilité n’avait en cet instant rien de robotique. C’est avec la gentillesse et l’aplomb d’une humaine douée d’une grande maturité qu’elle chercha le regard d’Élaine et qu’elle lui parla d’une voix douce mais ferme. « Je le sais parce que c’est ainsi. Non parce que je suis morte… à présent, cela importe peu… mais parce que je suis une très vieille machine. Vous irez dans le Couloir Jaune et Beige et vous penserez à votre amant, vous accomplirez votre tâche et les hommes vous traqueront. Mais tout se terminera bien pour vous. Me comprenez-vous ?
— Non, dit Élaine, pas du tout. » Mais elle tendit la main vers la Dame défunte, qui la lui prit. Le contact de la sienne était tiède, tout à fait humain,
« Vous n’avez pas besoin de comprendre. Faites simplement ce que je vous dis. Je sais que vous allez le faire. Donc, puisque vous devez partir, partez. »
Élaine essaya de lui sourire mais elle était troublée, plus soucieuse que jamais auparavant. Enfin il lui arrivait quelque chose, à elle, à elle en personne, quelque chose de réel. « Comment ferai-je pour franchir la porte ?
— Je vous rouvrirai, dit la Dame avec un franc sourire tout en lui lâchant la main. Et vous reconnaîtrez votre amant lorsqu’il vous chantera la chanson.
— Quelle chanson ? » Élaine, effrayée par cette porte qui n’existait même pas, tâchait de gagner du temps.
« Celle qui commence par : Je t’ai connue, je t’ai aimée ! Je t’ai conquise à Kalma… Vous verrez. Allez-y. Au début, ce sera embarrassant, mais quand vous aurez rencontré le Chasseur, rien ne vous semblera pareil.
— Etes-vous déjà allée où vous m’envoyez ?
— Bien sûr que non, dit la gentille vieille dame, car je suis une machine. L’endroit est un abri anti-pensées. Ni la vue, ni l’ouïe, ni la pensée, ni la parole ne peuvent le pénétrer ni en sortir. Il remonte aux Anciennes Guerres, à une époque où la moindre émission mentale, si elle avait été captée, aurait entraîné la destruction de toute la ville. C’est le Seigneur Englok qui l’a fait construire, bien avant ma naissance. Mais vous pouvez y pénétrer. Et vous allez y pénétrer. Voici la porte. »
La Dame-robot, qui paraissait soudain pressée, lui adressa un étrange sourire, à la fois de fierté et d’excuse, puis lui saisit le coude gauche d’une main ferme pour la conduire vers le mur.
« Allez », dit-elle, en la poussant en avant.
En se voyant projetée vers le mur, Élaine frémit. Avant de s’en rendre compte, elle était passée au travers. Un torrent d’odeurs la frappa comme le vacarme d’un champ de bataille. Il faisait chaud et sombre. On aurait cru voir une image de la Planète de la Douleur, ce monde caché quelque part dans l’espace. Un poète, par la suite, a essayé de décrire la scène que la jeune femme découvrit du seuil de la porte, et voici le début de son œuvre :
Certains blancs, d’autres bleus,
Certains bruns, d’autres bleus,
Ils sont là, bien cachés
Dans la Ville des Gueux,
Dans le terrible piège
Du Couloir Jaune et Beige.
La vérité était bien plus simple.
En bonne thérapeute, en bonne sorcière, elle la devina sur-le-champ. Tous les gens qui l’entouraient – ceux, du moins, qu’elle pouvait voir – étaient malades. Ils avaient besoin de son aide. Ils avaient besoin d’elle.
Mais la situation était d’une ironie cruelle, car cette aide, elle ne pouvait la leur apporter. Ce n’étaient pas des personnes véritables. Ce n’étaient que des animaux à l’apparence humaine. Des sous-êtres.
Et elle était conditionnée de façon à ne jamais leur venir en aide.
Sans savoir pourquoi ses jambes la propulsaient, elle s’avança.
Il existe de nombreuses représentations de cette scène.
La rencontre avec Dame Panc Ashash, à peine quelques minutes plus tôt, semblait infiniment lointaine. Et la Ville Nouvelle de Kalma, dix étages plus haut, paraissait n’avoir jamais existé. La réalité, c’était ce qui l’entourait.
Elle regarda les sous-êtres.
Et pour la première fois de sa vie, ils lui rendirent son regard. Elle crut rêver.
Elle n’en fut pas effrayée ; seulement surprise. La peur, elle le sentait, viendrait plus tard. Bientôt, peut-être, mais pas ici, pas maintenant.
4
Une créature pareille à une femme d’âge mûr, le visage rougeaud, les cheveux flasques, vint lui barrer la route en criant : « Est-ce que vous êtes la mort ?
— La mort ? répéta Élaine, interloquée. Que voulez-vous dire ? Je suis Élaine.
— Répondez ou soyez damnée ! dit la créature. Est-ce que vous êtes la mort ? »
Élaine ne connaissait pas le mot « damnée », mais elle était sûre que « la mort », même aux yeux de tels individus, signifiait « la fin de la vie ».
« Bien sûr que non. Je suis une personne, c’est tout. Une sorcière, comme m’appellent les gens ordinaires. On n’a rien à voir avec les sous-êtres comme vous. Rien du tout. » Élaine constata que la créature avait une énorme coiffe de fins cheveux bruns mal entretenus, le visage rougi par la sueur, et des dents de guingois qui apparaissaient quand elle souriait.
« Ils disent toujours ça. Ils ne savent jamais qu’ils sont la mort. Comment croyez-vous que nous mourons si on ne nous envoie pas des robots porteurs de germes pour nous contaminer ? Nous mourons tous quand cela se produit, et après, d’autres sous-êtres découvrent l’endroit et en font un abri où ils vivent plusieurs générations, jusqu’au jour où reviennent les machines à tuer telles que vous. Ici, c’est la Ville des Gueux, là où vivent les sous-êtres. Vous n’en avez jamais entendu parler ? »
Élaine voulut passer son chemin, mais la créature lui agrippa le bras. Jamais dans l’histoire du monde une chose pareille n’était arrivée : un sous-être portant la main sur un véritable humain !
« Lâchez-moi ! » hurla-t-elle.
La créature la lâcha et se retourna vers ses congénères pour s’adresser à eux d’une voix non plus aiguë et irritée, mais basse et perplexe : « Je ne sais pas. Peut-être que c’est une personne véritable. Ce serait le bouquet, non ? Perdue ici, parmi nous. Ou peut-être que c’est la mort. Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu en penses, Charlie-mon-chéri ? »
L’être auquel elle s’adressait avança d’un pas. En d’autres temps, en d’autres lieux, il aurait pu passer pour un homme séduisant, songea la jeune femme. Une expression d’intelligence alerte éclairait ses traits. Il dévisagea Élaine comme s’il ne l’avait jamais vue, ce qui était bel et bien le cas, mais avec tant d’intensité et pendant un si long moment qu’elle en éprouva de l’embarras. Lorsqu’il prit la parole, ce fut d’une voix claire et précise, vive et cordiale ; dans un endroit aussi marqué par la tragédie, on croyait entendre la caricature d’une voix, comme si on avait programmé l’animal pour s’exprimer à la cadence d’un annonceur, un de ces humains qu’on voyait dans les cubes communiquer des messages inutiles et sans conséquence, mais astucieux. Sa beauté même faisait l’effet d’une difformité. Élaine se demanda s’il n’était pas issu d’un bouc.
« Bienvenue, jeune dame, dit-il. Maintenant que vous êtes ici, comment allez-vous ressortir ? Tù sais, Mabel, poursuivit-il à l’adresse de la sous-être qui avait accueilli Élaine, si on faisait faire huit ou dix tours à sa petite tête, elle se détacherait. Cela nous accorderait un répit de quelques semaines ou de quelques mois avant que nos seigneurs et créateurs nous découvrent et nous exterminent. Qu’en pensez-vous, jeune dame ? Doit-on vous tuer ?
— Me tuer ? Mettre fin à ma vie ? Vous ne le pouvez pas. C’est contraire à la loi. Même l’Instrumentalité n’en a pas le droit sans qu’un jugement soit rendu. Et vous n’êtes que des sous-êtres.
— Mais nous mourrons si vous repassez cette porte, dit Charlie-mon-chéri avec son sourire intelligent. La police verra dans votre esprit tout ce qui concerne le Couloir Jaune et Beige et elle usera contre nous d’un gaz empoisonné ou d’une vaporisation de germes, de telle sorte que nous mourrons, nous et nos enfants. »
Élaine le regarda fixement.
Sa passion et sa colère ne modifiaient en rien son ton persuasif, ni son sourire, mais les muscles qui saillaient aux coins de ses yeux et sur son front trahissaient une tension extrême. Par conséquent, il arborait une expression qu’elle n’avait encore jamais vue sur qui que ce soit : le masque d’une maîtrise de soi qui allait au-delà des limites de la démence.
Il soutint son regard.
Elle n’avait pas vraiment peur de lui. Des sous-êtres ne pouvaient tordre le cou d’un humain véritable ; ç’aurait été contraire à toutes les règles.
Puis une pensée la frappa. De quel poids pesaient les règles dans un lieu pareil, où des animaux menaient une existence illégale dans l’attente d’une mort soudaine ? Cet être avait sans aucun doute la force physique voulue pour lui visser ou lui dévisser la tête d’une dizaine de tours. D’après ses connaissances en anatomie, un tel traitement ne manquerait pas de la lui détacher à un moment ou un autre. Elle l’observa, fascinée. Son conditionnement excluait toute possibilité pour elle d’éprouver une peur animale, mais elle ressentait parfois, comme elle s’en était aperçue, un vif dégoût quand la mort frappait au hasard. Peut-être sa fonction de thérapeute l’aiderait-elle à garder son sang-froid. Elle tenta de se persuader qu’elle était en face d’un homme véritable. Le diagnostic ayant trait à Charlie-mon-chéri se forma dans son esprit : « Hypertension — Tendance agressive chronique, actuellement refoulée, et menant à la névrose — Nutrition défectueuse — Déséquilibre hormonal probable. »
Elle essaya de donner à sa voix une intonation nouvelle.
« Je suis plus petite que vous et il vous sera facile de me tuer si vous le voulez. Mais en attendant nous pourrions aussi bien faire connaissance. Je m’appelle Élaine et j’ai été affectée ici ; je viens de la Terre, Berceau de l’Homme. »
L’effet produit par ces mots fut spectaculaire.
Charlie-mon-chéri recula. Mabel demeura bouche bée. Les autres fixèrent Élaine avec stupeur, certains, l’esprit plus vif, murmurant entre eux.
Enfin Charlie-mon-chéri reprit la parole : « Bienvenue, noble dame. Mais puis-je vous appeler « noble dame » ? Non, sans doute. Bienvenue, Élaine. Nous sommes votre peuple. Nous ferons ce que vous nous direz. Bien sûr, vous avez réussi à entrer. C’est Dame Panc Ashash qui vous a envoyée. Depuis cent ans, elle nous dit que quelqu’un viendra de la Terre, une personne véritable avec un nom d’animal et non un numéro, et que nous devrons avoir une enfant du nom de D’jeanne, prête à prendre en main les fils de notre destinée. Je vous en prie, asseyez-vous. Voulez-vous un verre d’eau ? Nous n’avons pas de récipient propre. Nous sommes des sous-êtres et nous avons tout utilisé ici, aussi est-ce contaminé pour une personne véritable. » Une pensée parut le frapper. « Bébé-bébé, tu n’as pas une coupe nouvellement sortie du four ? » Il dut voir quelqu’un hocher la tête en réponse, car il poursuivit : « Alors va la chercher en la portant avec des pincettes, pour notre invitée. Prends des pincettes neuves. Ne la touche pas. Remplis-la d’eau en haut de la petite cascade. De la sorte, notre invitée aura une boisson pure. Une boisson que rien n’aura contaminé. » Il rayonnait d’une hospitalité aussi sincère que ridicule.
Élaine n’eut pas le cœur de lui dire qu’elle n’avait aucune envie d’un verre d’eau.
Elle attendit, et ils attendirent avec elle.
Maintenant que ses yeux s’accoutumaient à la pénombre, elle constatait que le couloir principal était bien peint en jaune pâle et en beige. Elle se demanda qui avait pu choisir une combinaison de couleurs aussi hideuse. Des passages transversaux semblaient y déboucher ; à tout le moins, il y avait des passages voûtés d’où sortaient d’un pas rapide d’autres sous-êtres. Et comme on ne peut sortir d’un pas rapide d’une niche ou d’une alcôve, Élaine supposait qu’il s’agissait de voies d’accès.
De même, elle distinguait mieux les sous-êtres. On aurait vraiment cru des humains, exception faite de certains qui présentaient des caractéristiques animales régressives : un homme-cheval dont les naseaux avaient repris le gabarit propre à ses ancêtres, une femme-rat aux traits humains normaux, à part une douzaine de poils blancs comme le nylon et longs d’une vingtaine de centimètres de part et d’autre de sa bouche : de véritables moustaches de rongeur. Élaine avisa une très belle jeune femme, indiscernable d’une personne véritable, qui se tenait en retrait, assise sur un banc à dix mètres de là dans le couloir, sans prêter attention à quiconque – ni à la foule, ni à Mabel, ni à Charlie-mon-chéri, ni à elle-même.
« Qui est-ce ? » demanda-t-elle en la montrant du doigt.
Mabel, en qui la tension avec laquelle elle avait demandé à Élaine si celle-ci était « la mort » avait fait place à une débauche d’amabilité plutôt outrée dans un tel cadre, répondit : « C’est Crawlie.
— Que fait-elle ?
— Elle a sa fierté », dit Mabel, dont le grotesque visage rouge débordait de jovialité et dont les lèvres molles crachaient des postillons à chaque mot qu’elle prononçait.
« Mais pourquoi ne fait-elle rien ? »
Charlie-mon-chéri intervint : « Personne ici n’est forcé de faire quoi que ce soit, Dame Élaine…
— Il est illégal de m’appeler « Dame ».
— Excusez-moi, être humain Élaine. Rien ici ne nous oblige à quoi que ce soit. Nous vivons tous dans l’illégalité la plus totale. Cet abri ne laisse filtrer aucune pensée. Attendez un peu ! Regardez le plafond… maintenant ! »
Une lueur rouge y palpita puis s’évanouit.
« Le plafond brille, expliqua Charlie-mon-chéri, dès qu’on émet une pensée dans sa direction. De l’extérieur, avec le camouflage télépathique, le tunnel apparaît comme un collecteur d’égouts, un dépôt de matières organiques, ce qui évite de rendre suspectes les traces de vie qui peuvent en filtrer. Les hommes ont construit cet abri pour leur usage voilà un million d’années.
— Voilà un million d’années, il n’y avait pas d’hommes sur Fomalhaut III », riposta Élaine d’un ton sec. Pourquoi prendre la mouche ? s’interrogea-t-elle. Ce n’était pas un être humain ; ce n’était qu’un animal doué de la parole, qui avait échappé au plus proche incinérateur.
« Pardon, Élaine, fit Charlie-mon-chéri. J’aurais dû dire : il y a longtemps. Nous autres sous-êtres n’avons guère l’occasion d’étudier l’histoire de l’humanité. Mais nous nous servons de ce couloir. Quelqu’un qui avait un sens de l’humour morbide a baptisé ce lieu la Ville des Gueux. Nous vivons ici dix, vingt ou cent ans, jusqu’à ce que les humains ou les robots nous trouvent et nous tuent. C’est pourquoi Mabel était bouleversée en vous voyant. Elle pensait que c’était vous, la mort, cette fois. Mais vous ne l’êtes pas. Vous êtes Élaine. Et c’est merveilleux, merveilleux. » Son visage rusé irradiait la sincérité. Ce devait être un choc pour lui de se montrer franc.
« Vous alliez me parler de cette sous-fille, reprit Élaine.
— Crawlie. Elle ne fait rien, pas plus que la plupart d’entre nous. À terme, nous sommes tous condamnés, de toute façon. Mais elle a sa fierté. Elle nous méprise. Elle nous remet à notre place. Auprès d’elle, chacun se sent inférieur. Nous estimons qu’elle s’intègre dans notre groupe. Nous avons tous notre fierté, même si elle ne nous sert à rien, maudits que nous sommes, mais celle de Crawlie n’a besoin de rien pour s’épanouir. Elle nous sert de rappel, en quelque sorte. Si on la laisse tranquille, elle nous laisse tranquilles. »
Étranges créatures que vous êtes, songeait Élaine, si semblables à des humains et si maladroits dans l’art de l’être, au point que vous allez « mourir » avant même d’avoir appris à vivre. Tout ce qu’elle put dire à haute voix, ce fut : « Je n’ai jamais rencontré personne comme elle. »
Crawlie devait avoir senti qu’ils parlaient d’elle : elle décocha à Élaine un bref regard flamboyant de haine. Puis son joli visage se ferma, empreint d’hostilité et de mépris, et ses yeux se portèrent ailleurs. Dans le tréfonds de son esprit, Crawlie devait estimer à présent que l’autre n’existait pas, sinon comme objet d’une réprimande déjà oubliée. Elle semblait repliée sur elle-même, comme à l’abri d’une forteresse impénétrable dont Élaine n’avait jamais vu l’équivalent. Pourtant, quelle que soit la composition de ses gènes, c’était une créature ravissante selon les critères humains.
Une vieillarde à l’allure farouche, couverte d’une fourrure gris souris, se précipita vers Élaine. Elle apportait une coupe en terre cuite, qu’elle tenait remplie d’eau au bout de pincettes. Élaine comprit que c’était elle qui portait le nom de Bébé-bébé et qu’on avait envoyée lui chercher à boire.
Elle prit la coupe.
Une soixantaine de sous-êtres, parmi lesquels se trouvait la petite fille en bleu qu’elle avait vue dehors, l’observèrent tandis qu’elle buvait. L’eau avait un goût agréable et elle absorba tout le contenu de la coupe. Il y eut une sorte de soupir général, comme si chacun avait attendu ce moment. Élaine voulut reposer la coupe mais la vieille femme-souris devança son geste et la lui enleva à l’aide des pincettes, pour éviter qu’un sous-être quelconque la contamine d’un simple contact.
« C’est bien, Bébé-bébé, dit Charlie-mon-chéri. Maintenant nous pouvons parler. C’est notre coutume de n’engager la conversation avec un nouvel arrivant qu’après lui avoir offert l’hospitalité. Je serai franc : il se peut que nous ayons à vous tuer, si nous avons commis une erreur d’appréciation à votre endroit. Laissez-moi au moins vous assurer que je procéderai sans violence et sans la moindre méchanceté. D’accord ? »
Élaine voyait mal en quoi elle pouvait être d’accord, et elle le dit. Elle se représenta Charlie-mon-chéri en train de lui tordre le cou. À part la douleur et l’humiliation, la scène lui faisait surtout l’effet d’un terrible gâchis : mourir ici, au fond d’un égout, aux mains de créatures qui n’avaient même pas le droit d’exister…
Il ne lui laissa pas l’occasion d’argumenter. « Mais si nous ne nous sommes pas trompés, reprit-il, si vous êtes bien l’Esther-Élaine-ou-Eléanore que nous attendons… celle qui doit faire quelque chose à D’jeanne et nous apporter la délivrance… nous offrir la vraie vie, en d’autres termes… dans ce cas, que faire ?
— J’ignore où vous puisez toutes ces idées sur moi. Pourquoi serais-je cette Esther-Élaine-ou-Eléanore ? Que dois-je faire à D’jeanne ? Pourquoi moi ? »
Charlie-mon-chéri la dévisagea, ébahi. Mabel fronça les sourcils, comme si elle ne trouvait pas les mots justes pour exprimer son opinion. Bébé-bébé jeta un regard alentour, avec l’air d’attendre que quelqu’un d’autre, plus en retrait, prenne la parole. De fait, Crawlie tourna la tête vers Élaine.
« J’ignorais, dit-elle avec une infinie condescendance, que les humains véritables pouvaient être aussi stupides et mal informés. Nous tenons tous nos renseignements de Dame Panc Ashash, qui, étant morte, ne nourrit pas de préjugés contre nous. Comme elle n’a guère de quoi s’occuper, elle a étudié à notre intention des milliards et des milliards de probabilités. La plupart, nous les connaissons : la mort subite par les germes ou par les gaz, ou après transport par ornithoptère géant jusqu’aux abattoirs. Mais Dame Panc Ashash en a décelé une selon laquelle il se pouvait que vienne une personne avec un nom comme le vôtre, un vieux nom au lieu d’un numéro, que cette personne rencontre le Chasseur, que tous deux enseignent à la sous-fillette D’jeanne un message et que ce dernier change les mondes. Depuis un siècle, nous élevons parmi nous, l’une après l’autre, des fillettes du nom de D’jeanne. Et vous voilà. Peut-être êtes-vous la personne en question. Vous ne me paraissez pas très compétente. À quoi est-ce que vous servez ?
— Je suis une sorcière », répondit Élaine.
Crawlie ne parvint pas à dissimuler sa surprise. « Vraiment ?
— Oui, dit Élaine presque humblement.
— Je n’aimerais pas être à votre place. J’ai ma fierté. » Elle se détourna et reprit son expression de sempiternel dédain blessé.
« C’est merveilleux, merveilleux, chuchota Charlie-mon-chéri à l’adresse de ses voisins sans se soucier de savoir si Élaine l’entendait. Une sorcière ! Une sorcière humaine ! Peut-être est-ce le grand jour. Élaine, voulez-vous bien nous regarder, je vous prie ? » ajouta-t-il avec humilité.
Et Élaine regarda. Quand elle prit le temps d’y réfléchir, elle eut du mal à croire que l’ancienne ville basse de Kalma se trouvait dehors, juste de l’autre côté du mur, déserte, et que la cité nouvelle bourdonnait à peine trente-cinq mètres plus haut. Le couloir formait un monde en lui-même, avec ses couleurs hideuses, sa sinistre lumière, et ses odeurs, mi-humaines, mi-animales, mal dispersées par une ventilation désastreuse. Bébé-bébé, Crawlie, Mabel et Charlie-mon-chéri faisaient partie de ce monde ; ils étaient réels. Et pourtant ils n’appartenaient pas, ils ne pouvaient appartenir à l’existence d’Élaine.
« Laissez-moi partir, dit-elle. Je reviendrai un autre jour. »
Charlie-mon-chéri, qui tenait visiblement lieu de chef, répondit avec exaltation, comme s’il était en transe : « Vous ne comprenez pas, Élaine. Il n’y a ici d’autre chemin pour vous que celui de la mort. Nous ne pouvons vous laisser franchir à nouveau cette porte, maintenant que Dame Panc Ashash vous a envoyée à nous. Vous acceptez votre destinée, qui est aussi la nôtre, de sorte que tout se passe bien, que vous nous aimiez… et que je vous aime, ajouta-t-il d’une voix rêveuse, ou je vous tue de mes propres mains. Ici et maintenant. Peut-être vous offrirais-je d’abord un nouveau verre d’eau pure, mais ce serait tout. Vous n’avez guère le choix, être humain Élaine. Que croyez-vous qu’il arriverait si nous vous laissions sortir ?
— Rien, j’espère.
— Rien ? ricana Mabel dont le visage reprit son air indigné initial. La police arriverait à grands battements d’ailes de son ornithoptère…
— Elle fouillerait votre cerveau, dit Bébé-bébé.
— Elle découvrirait notre existence, poursuivit un homme de haute taille au teint blême qui ne s’était pas encore exprimé.
— Et nous, conclut Crawlie de son siège, nous serions tous morts dans l’heure… ou dans les deux heures au mieux. Est-ce que cela vous importerait, au moins, Madame et Élaine ?
— En outre, ajouta Charlie-mon-chéri, les policiers débrancheraient Dame Panc Ashash. Même l’enregistrement de cette chère Dame défunte disparaîtrait, avec toute la miséricorde qui subsiste en ce monde.
— Que signifie « miséricorde » ? demanda Élaine.
— De toute évidence, lança Crawlie, elle n’a jamais entendu ce mot ! »
Bébé-bébé, la vieillarde-souris, s’approcha d’Élaine et la regarda droit dans les yeux pour lui murmurer entre ses dents jaunes : « N’ayez pas peur, ma fille. La mort, ce n’est rien, pas plus pour vous les vrais humains avec vos quatre cents années de vie que pour nous les animaux avec l’abattoir pour perspective. La mort, ce n’est qu’une question de temps. Elle est la même pour tout le monde. Ne vous inquiétez pas. Allez de l’avant et vous trouverez peut-être la miséricorde et l’amour, qui valent plus que la mort. Quand vous les aurez trouvés, la mort n’aura plus guère d’importance.
— J’ignore toujours ce qu’est la miséricorde, dit Élaine, mais je crois savoir le sens du mot amour, et je ne m’attends pas à rencontrer mon amant dans un vieux couloir tout sale plein de sous-êtres.
— Je ne parle pas de cet amour-là », s’esclaffa Bébé-bébé, qui écarta d’un geste négligent de la main – ou de la patte – l’intervention que préparait Mabel. Son visage s’illuminait. Soudain, Élaine parvint à imaginer ce qu’un sous-être de sa race trouvait à Bébé-bébé lorsqu’elle était innocente, mince et grise. L’enthousiasme prêta une jeunesse nouvelle aux traits ridés lorsque la femme-souris ajouta : « Il ne s’agit pas de l’amour qu’on ressent pour un amant, fillette, mais de l’amour tout court. L’amour de la vie, l’amour de tous les êtres vivants. Même l’amour de moi. Votre amour pour moi : pouvez-vous imaginer une chose pareille ? »
Élaine, qui luttait contre la fatigue, tâcha pourtant de répondre à la question. Dans la chiche lumière, elle considéra la créature hideuse qui lui faisait face, ses habits répugnants, ses yeux rouges. L’image fugace de la belle jeune femme-souris s’était effacée ; il ne restait plus que cette vieille chose inutile, sans valeur, aux exigences inhumaines et aux arguties démentes. On n’aimait pas les sous-êtres. On les utilisait, comme on utilisait une chaise ou une poignée de porte. Depuis quand une poignée de porte demandait-elle que s’applique à son cas la Charte des Droits Anciens ?
« Non, dit-elle avec calme, je ne peux pas l’imaginer.
— Je le savais ! » s’exclama Crawlie avec une note de triomphe dans la voix.
Charlie-mon-chéri secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées. « Ne savez-vous même pas qui contrôle Fomalhaut III ?
— L’Instrumentalité, répondit Élaine. Mais à quoi bon parler encore ? Laissez-moi partir ou tuez-moi, mais décidez-vous. Tout cela n’a aucun sens. J’étais déjà fatiguée en entrant ici, et ma fatigue s’est accrue d’un million d’années.
— Emmenons-la, dit Mabel.
— Entendu, dit Charlie-mon-chéri. Le Chasseur est-il ici ? »
L’enfant nommée D’jeanne, jusqu’ici restée en retrait, prit la parole. « Il est venu par l’autre côté, quand elle est arrivée par l’entrée principale.
— Vous m’avez menti, protesta Élaine à l’adresse de Charlie-mon-chéri. Vous disiez qu’il n’y avait qu’un seul chemin.
— Je n’ai pas menti. Il n’y en a qu’un seul pour vous, moi ou les amis de Dame Panc Ashash : celui par lequel vous êtes venue. L’autre chemin est celui de la mort.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire, reprit Charlie-mon-chéri, qu’il mène droit aux abattoirs des hommes que vous ne connaissez pas : les Seigneurs de l’Instrumentalité qui gouvernent Fomalhaut III. Il y a le Seigneur Femtiosex, qui est juste et sans pitié. Il y a le Seigneur Limaono, qui pense que le sous-peuple est un danger en puissance et qu’on n’aurait pas dû lui donner naissance. Il y a Dame Goroke, qui ne sait comment prier mais qui essaie de réfléchir aux mystères de la vie et qui a témoigné de la bonté au sous-peuple, tant que cette bonté restait dans la limite des lois. Et il y a Dame Arabella Underwood, dont nul humain ne comprend la justice. Et nul sous-être, ajouta-t-il avec un ricanement.
— Qui est-ce ? Ou plutôt, d’où tient-elle un nom aussi bizarre ? Il ne contient pas de chiffre. Il est aussi vilain que les vôtres… ou que le mien.
— Elle vient de Vieille Australie du Nord, la planète louée à l’Instrumentalité que ses habitants nomment Norstralie, le monde du stroon qui donne la vie. Dame Arabella Underwood n’obéit qu’à ses lois. Le Chasseur, pour sa part, est capable de traverser les salles et les abattoirs de l’Instrumentalité, mais le pourriez-vous ? Et moi, le pourrais-je ?
— Non, dit Élaine.
— Alors, dit Charlie-mon-chéri, en avant vers votre mort ou vers de grandes merveilles ! Puis-je vous montrer le chemin ? »
Élaine acquiesça sans un mot.
Bébé-bébé lui toucha la manche, les yeux remplis d’un étrange espoir. Tandis qu’Élaine passait devant le siège de Crawlie, elle vit la belle jeune fille qui la regardait encore droit dans les yeux avec son impassibilité et sa sévérité habituelles. D’jeanne la fillette-chien suivit la courte procession comme si on l’y avait invitée.
Ils descendirent, descendirent, descendirent. Peut-être la distance parcourue ne dépassa-t-elle pas cinq cents mètres. Mais au milieu des bandes interminables de beige et de jaune, des sous-êtres aux formes bizarres qui se pressaient alentour et des odeurs fétides qui emplissaient l’air lourd, Élaine avait l’impression de laisser derrière elle tous les mondes connus.
De fait, elle les quittait, et pour de bon, mais il ne lui serait jamais venu à l’idée de se fier à son intuition.
5
Au bout du couloir se dressait une porte ronde d’or ou de cuivre.
Charlie-mon-chéri s’immobilisa.
« Je ne peux aller plus loin. D’jeanne et vous devrez continuer seules. Voici l’antichambre oubliée qui sépare le tunnel du palais supérieur. Là-bas se trouve le Chasseur. Allez-y. Vous êtes une personne véritable, vous serez en sécurité. D’ordinaire, les sous-êtres meurent en cet endroit. Allez. »
Il lui tapota le coude et fit glisser la porte coulissante.
« Mais la petite fille ? dit Élaine.
— Ce n’est pas une petite fille ; c’est une chienne. Et je ne suis pas un homme ; je ne suis qu’un bouc façonné, l’image d’un homme. Si vous revenez,
Élaine, je vous aimerai à l’égal de Dieu ou je vous tuerai. Cela dépend.
— Cela dépend de quoi ? demanda Élaine. Et qu’est-ce que « Dieu » ? »
Charlie-mon-chéri eut ce bref sourire rusé à la fois amical et insincère qui semblait la marque de sa personnalité en temps normal. « Ce n’est pas nous qui pourrons vous renseigner sur Dieu. Cherchez ailleurs. Et vous verrez vous-même de quoi cela dépend, vous n’aurez pas besoin de moi pour le savoir. Allez, maintenant. Tout va s’accomplir dans quelques instants.
— Mais D’jeanne ? insista Élaine.
— En cas d’échec, il ne nous restera qu’à élever une autre D’jeanne et à attendre une autre personne que vous. Dame Panc Ashash nous l’a promis. Allez ! »
Il la poussa si fermement qu’elle trébucha sur le seuil. Une lumière vive l’éblouit et l’air lui parut aussi pur que l’eau fraîche au sortir de la capsule spatiale qui l’avait amenée sur Fomalhaut III.
La petite fille-chien l’avait suivie.
La porte d’or ou de cuivre se referma derrière elles avec un bruit métallique.
Côte à côte, elles se tinrent immobiles pour regarder autour d’elles.
De nombreux peintres ont immortalisé la scène. La plupart de leurs toiles montrent une Élaine en haillons, avec le visage tourmenté d’une sorcière. Cela ne correspond en rien à la vérité historique. Elle portait sa tenue de tous les jours, tunique, collant et havresac, quand elle avait pénétré dans la Ville des Gueux. C’était alors le costume à la mode sur la planète. Elle n’avait rien fait pour les salir ni les déchirer, aussi devaient-ils être intacts quand elle sortit du couloir. Quant à D’jeanne… eh bien, chacun sait comment elle était.
Le Chasseur vint à leur rencontre.
Le Chasseur vint à leur rencontre, et de nouveaux mondes naquirent.
C’était un homme trapu, aux cheveux bruns et bouclés, aux yeux noirs et rieurs, aux larges épaules et aux longues jambes. Il allait d’une démarche rapide, assurée. Il gardait ses mains le long de ses cuisses ; ni rudes ni calleuses, ce n’étaient pas des mains de tueur, pas même de tueur d’animaux.
« Venez vous asseoir, leur dit-il en guise de salut. Je vous attendais toutes les deux. »
Élaine se sentit vaciller. « Vous nous attendiez ? souffla-t-elle.
— Rien de mystérieux. Le visécran du tunnel était branché. Ses connections sont protégées par un bouclier, si bien que la police ne risque pas de le pirater.
— En ce cas, vous savez ?
— Quoi ?
— Tout ce qu’ils ont dit.
— Bien sûr. » Il sourit. « Pourquoi pas ?
— Même, dit-elle avec hésitation, ces sornettes prétendant que nous allons être amants ?
— Je crois, dit-il sans cesser de sourire, que je les ai entendues la moitié de ma vie. Mais venez, asseyez-vous et mangez. Nous avons beaucoup à faire cette nuit si l’Histoire doit vraiment s’accomplir à travers nous. Qu’est-ce que tu manges, petite fille ? ajouta-t-il gentiment à l’adresse de D’jeanne. De la viande crue ou de la nourriture humaine ?
— Je suis une fille achevée, répondit D’jeanne. Je préfère le gâteau au chocolat avec de la glace à la vanille.
— Tu en auras, dit le Chasseur. Allons, venez vous asseoir toutes les deux. »
Une table luxueuse, déjà mise, les attendait. Autour, il y avait trois divans. Élaine chercha du regard la troisième personne qui allait se joindre à eux. Une fois assise, elle s’avisa enfin qu’il comptait inviter la fille-chien.
Il vit sa surprise, mais n’émit aucun commentaire. En revanche, il adressa la parole à D’jeanne : « Tu me connais, n’est-ce pas, petite fille ? »
L’enfant eut un sourire, se détendit pour la première fois depuis qu’Élaine l’avait rencontrée, et devint d’une beauté frappante. La prudence, la méfiance, l’inquiétude latente : autant d’attributs canins. Désormais, l’enfant semblait totalement humaine et d’une maturité précoce. D’immenses yeux noirs s’ouvraient dans sa figure pâle.
« Je t’ai vu bien des fois, Chasseur, et tu m’as dit ce qui arriverait si j’étais la D’jeanne désignée par le destin : que je répandrais la parole et subirais de terribles épreuves, que je mourrais ou non, mais qu’humains et sous-êtres se rappelleraient mon nom durant des milliers d’années. l\i m’as presque tout appris… sauf ce dont je ne peux pas vous parler. Ces choses-là, tu les connais aussi, mais tu n’en diras rien, n’est-ce pas ? acheva-t-elle sur un ton implorant.
— Je sais que tu es allée sur Terre, dit le Chasseur.
— N’en parle pas ! Je t’en prie, n’en parle pas ! supplia la fillette.
— La Terre ! Le Berceau de l’Homme ? s’écria Élaine. Par les étoiles ! comment as-tu fait pour y aller ?
— Ne la bousculez pas, Élaine, intervint le Chasseur. C’est un grand secret, qu’elle désire garder. Vous découvrirez ce soir plus de choses qu’aucune mortelle n’en a jamais connu.
— Que veut dire mortelle ? demanda Élaine qui détestait les anciens mots.
— Cela signifie : dont la vie doit se terminer.
— C’est ridicule. Toute vie se termine. Voyez le sort de ces malheureux qui dépassent le seuil légal des quatre cents ans d’existence. » Son regard parcourut la pièce. De somptueuses tentures noires et dorées pendaient du plafond jusqu’au sol. Dans un coin se trouvait un meuble comme elle n’en avait jamais vu. On aurait dit une table, hormis pour son devant nanti de larges portes très basses allant d’un flanc à l’autre. Toutefois, elle avait d’autres sujets de conversation plus importants que le mobilier.
Ses yeux revinrent au Chasseur (pas de lésion organique, trace d’une blessure ancienne au bras gauche, exposition quelque peu excessive au soleil, correction oculaire peut-être nécessaire pour la vision rapprochée) et elle lui demanda : « Suis-je votre prisonnière, à vous aussi ?
— Prisonnière ?
— Vous êtes un Chasseur. Vous chassez des créatures. Pour les « tuer », je suppose. Ce sous-être là-bas, le bouc qui se fait appeler Charlie-mon-chéri…
— Ce n’est pas vrai ! interrompit D’jeanne.
— Qu’est-ce qui n’est pas vrai ? riposta Élaine, irritée.
— Il ne se fait jamais appeler comme ça. Ce sont les autres qui lui donnent ce nom. Le sien, c’est Balthazar, mais personne ne l’utilise.
— Quelle importance, ma petite ? dit Élaine. Je parle de ma vie. Ton ami a dit qu’il m’ôterait la vie si quelque événement ne se produisait pas. »
Ni D’jeanne ni le Chasseur ne répondirent. Élaine reprit d’une voix où elle entendit percer une note frénétique : « Vous l’avez entendu ! » Elle se tourna vers le Chasseur. « Vous l’avez vu sur le visécran. »
Le Chasseur déclara, avec une sérénité pleine d’assurance : « Nous avons tous trois beaucoup à faire avant la fin de la nuit. Nous n’y réussirons pas si vous êtes en proie à la peur ou à l’inquiétude. Je connais le sous-peuple, mais je connais aussi les Seigneurs de l’Instrumentalité… tous les quatre, ici. Les Seigneurs Limaono et Femtiosex et Dame Goroke. Ainsi que la Norstralienne. Ils vous protégeront. Charlie-mon-chéri pourrait vouloir vous tuer parce qu’il a peur qu’on découvre le tunnel d’Englok, où vous vous trouviez à l’instant. Mais j’ai les moyens de le protéger et de vous protéger aussi. Ayez confiance en moi. Ce n’est pas si difficile, non ?
— Mais, protesta Élaine, cet homme… ce bouc… Charlie-mon-chéri, il a dit que tout ce qui devait arriver se produirait dès notre rencontre.
— Comment voulez-vous qu’il arrive quelque chose, dit la petite D’jeanne, si vous parlez tout le temps ? »
Le Chasseur sourit. « C’est vrai. Assez parlé. Maintenant il nous faut devenir amants. »
Élaine sursauta. « Jamais de la vie ! Pas en sa présence. Je ne sais même pas ce que je fais ici. Je suis une sorcière, je suis censée avoir un travail à accomplir, mais je me demande bien lequel.
— Regardez. » Le Chasseur se dirigea vers le mur et désigna un motif circulaire complexe.
Élaine et D’jeanne l’examinèrent toutes deux.
Le Chasseur reprit, d’une voix pressante : « Tu le vois, D’jeanne ? Tu le vois bien ? Les siècles tournent sur eux-mêmes et attendent ce moment, petite fille. Tu le vois ? Tu te vois dedans ? »
D’jeanne semblait s’être arrêtée de respirer. Elle fixait l’étrange motif symétrique comme s’il s’agissait d’une fenêtre ouvrant sur des mondes enchantés.
Le Chasseur cria d’une voix tonitruante : « D’jeanne ! Jeanne ! Jeannette ! »
L’enfant resta sans réaction.
Il s’approcha et lui donna une petite gifle. D’jeanne ne bougea pas. Elle continuait de scruter le dessin au motif complexe.
« Maintenant, dit le Chasseur, vous et moi pouvons être amants. L’enfant est ailleurs, dans un monde de rêves heureux. Ce dessin est un mandala, une relique d’un passé inimaginablement lointain. Il referme la conscience humaine sur elle-même. D’jeanne ne nous voit pas, ne nous entend pas. Nous ne pouvons l’aider à aller vers son destin sans devenir amants d’abord. »
Élaine, portant une main à ses lèvres, tenta d’inventorier les symptômes qu’elle ressentait, afin de redonner à ses pensées l’équilibre de leur tournure familière. Mais la tentative échoua. Un sentiment de détente s’emparait d’elle, une sorte de joie paisible qu’elle n’avait plus éprouvée depuis son enfance.
« Pensais-tu, demanda le Chasseur, que je chassais avec mon corps et tuais avec mes mains ? Personne ne t’a dit qu’avec moi ce jeu était une réjouissance, que les animaux mouraient en criant de plaisir ? Je suis télépathe patenté. J’ai obtenu mon permis auprès de la défunte Dame Panc Ashash. »
Élaine savait qu’ils étaient arrivés à la fin de leur conversation. Tremblante, effrayée, heureuse, elle tomba dans ses bras et se laissa emmener vers le divan situé dans un angle de la chambre noir et or.
Mille ans plus tard, elle lui embrassait l’oreille en murmurant des mots d’amour à son intention, des mots qu’elle n’aurait même pas cru connaître. Sans doute, songea-t-elle, avait-elle davantage puisé qu’elle ne le pensait dans les cubes à histoires.
« Tu es mon amour, disait-elle, mon chéri, mon unique. Ne me quitte jamais, ne me renvoie jamais. Ô Chasseur ! je t’aime tant !
— Nous nous séparerons avant demain, répondit-il, mais nous nous reverrons. Te rends-tu compte que tout cela n’a duré qu’un peu plus d’une heure ?
— Et… j’ai faim, balbutia Élaine en rougissant.
— C’est naturel, répondit le Chasseur. Bientôt, nous pourrons éveiller la petite fille et prendre notre repas. Puis l’Histoire s’accomplira, à moins qu’on n’y fasse obstacle.
— Mais, chéri, ne pourrions-nous rester ensemble plus longtemps ? Une année ? Un mois ? Ne serait-ce qu’un jour ? Nous renverrions la petite fille pour quelque temps dans le tunnel.
— C’est impossible, dit le Chasseur, mais je vais te chanter l’air qui m’est venu en tête à propos de nous deux. Il y a longtemps que j’en imagine des bribes, mais il forme un tout, à présent. Écoute. »
Il lui prit les mains et la regarda droit dans les yeux. Rien n’indiquait qu’il emploie son pouvoir télépathique.
Alors il lui chanta la chanson que nous connaissons sous le titre Je t’ai aimée, je t’ai perdue.
Je t’ai connue, je t’ai aimée,
Je t’ai conquise à Kalma.
Je t’ai aimée, je t’ai gagnée,
Je t’ai perdue, mon amour !
Les sombres deux de Sourceroche
Sur nous se sont refermés,
Embrasés par l’éclair unique
Qui jaillit de nos deux cœurs.
Notre temps fut de durée brève,
La gloire d’une seule heure,
Nous avons connu des délices
Et souffert des reniements.
C’est une histoire douce-amère
Que le récit de notre amour,
Aussi brutal qu’un coup d’épée,
Aussi durable que la mort.
En vain nous nous sommes aimés,
En vain nous avons voulu
Sauver l’amour et la beauté
Des ténèbres du néant
Le temps pour nous n’a pas le temps,
Les minutes nous dévorent
Nous avons aimé puis perdu,
Et l’univers continue.
Nous avons perdu, mon amour,
Nous nous sommes séparés !
Mais tout ce que nous avons eu
S’inscrira dans notre cœur.
Le souvenir de la beauté,
La beauté du souvenir…
Je t’ai aimée, je t’ai conquise,
Je t’ai perdue à Kalma.
Ses doigts qui se mouvaient dans l’air créaient une douce musique aux sonorités d’orgue. Élaine avait déjà observé des rayons à musique, mais c’était la première fois qu’on en jouait pour elle.
Elle pleurait quand il cessa de chanter. C’était si émouvant, si vrai, si merveilleux.
Il avait gardé dans sa main gauche celle d’Élaine. Il la lâcha soudain, puis se leva.
« Travaillons d’abord. Ensuite nous mangerons. Il y a quelqu’un près de nous. »
Il se dirigea vers la petite fille-chien toujours assise, les yeux ouverts, ensommeillés, fixés sur le mandala. Doucement, il lui prit la tête entre ses mains et la détourna du motif. Elle lui résista, puis parut s’éveiller.
Elle sourit. « C’était agréable. Je me suis reposée. Pendant combien de temps ? Cinq minutes ?
— Plus longtemps, répondit le Chasseur d’une voix douce. Viens prendre la main d’Élaine. »
Quelques heures plus tôt, Élaine se serait rebellée contre ce geste grotesque : tenir la main d’un sous-être. Cette fois, elle ne dit rien et se contenta d’obéir. Elle regardait le Chasseur avec adoration.
« Vous n’avez ni l’une ni l’autre besoin d’en savoir beaucoup, reprit-il Toi, D’jeanne, tu vas assimiler tout ce que renferment nos cerveaux et notre mémoire. Tu vas devenir notre réunion, et pour toujours. Tu vas affronter votre glorieuse destinée. »
La petite fille frissonna. « C’est le moment, pour de vrai ?
— Oui. Les temps futurs garderont le souvenir de cette nuit.
» Quant à toi, Élaine, dit-il à sa compagne, il te suffit de m’aimer et de garder ton calme. Tu me comprends ? Tu vas voir des images terribles, terrifiantes, mais elles ne seront pas réelles. Contente-toi de rester calme. »
Sans un mot, elle acquiesça.
« Au nom du Premier Oublié, reprit le Chasseur, du Deuxième Oublié, du Troisième Oublié. Pour l’amour des gens, qui leur donnera la vie. Pour l’amour qui leur donnera une mort décente et véritable… » Il avait beau s’exprimer distinctement, Élaine ne comprenait rien à ses paroles.
Le jour était arrivé.
Elle le savait.
Elle ignorait comment, mais elle le savait.
Dame Panc Ashash surgit à travers le plancher, avec son corps de robot amical. Elle se pencha vers Élaine et murmura :
« N’ayez pas peur, n’ayez pas peur. »
Peur ? songea Élaine. Ce n’est pas le moment d’avoir peur. Ce qui se passe est bien trop fascinant.
Comme en réponse, une voix masculine au timbre puissant et clair surgit de nulle part :
Voici venu le temps de ceux qui prennent et qui comprennent.
À ces mots, une bulle parut éclater. Élaine sentit fusionner la personnalité de D’jeanne et la sienne. Avec la télépathie ordinaire, ç’aurait été effrayant. Mais, plus que de simple communication, il s’agissait d’identification.
Elle était devenue Jeanne. Elle percevait le petit corps anguleux dans ses vêtements soignés. C’était agréable et familier de se souvenir qu’elle avait eu cette forme de fillette, la poitrine impubère, le pubis imberbe, les doigts comme dotés de vie indépendante. Mais l’esprit… l’esprit de cette enfant ! Vaste musée illuminé de somptueux vitraux, rempli de beautés et de trésors, parfumé d’encens, l’esprit de D’jeanne embrassait le passé de l’Homme dans toute sa couleur, toute sa gloire. D’jeanne avait été Seigneur de l’Instrumentalité, homme-singe chevauchant les nefs de l’espace, amie de la chère et défunte Dame Panc Ashash, et Dame Panc Ashash elle-même.
Rien d’étonnant à ce que l’esprit de l’enfant soit si plein de richesses et d’étrangeté : on avait fait d’elle l’héritière de tous les âges.
Voici venu le temps où brilleront la vérité et la charité, dit la voix sans nom, la voix puissante et claire qui résonnait dans son esprit. Voici venu le temps du couple que tu formes avec cet homme.
Élaine savait qu’elle réagissait aux suggestions hypnotiques implantées par Dame Panc Ashash dans l’esprit de la fille-chien et activées au moment où tous trois étaient entrés en contact télépathique.
Une fraction de seconde, elle ne ressentit d’autre émotion que de l’étonnement. Elle se voyait elle-même : dans tous ses contours, dans tous ses détours, dans toute son intimité. Elle avait conscience – une conscience étrange – de la façon dont ses seins se suspendaient à son torse, de la tension des muscles abdominaux qui maintenaient dressée son épine dorsale si féminine…
Son épine dorsale si féminine ?
Pourquoi user d’un tel qualificatif ?
Puis elle comprit.
Elle captait les pensées du Chasseur tandis que, par l’esprit, il parcourait son corps, le savourait, l’aimait à nouveau, cette fois de l’intérieur.
Elle sentait aussi que la petite fille-chien observait tout, calmement, silencieusement, et puisait en chacun d’eux, dans toutes ses nuances, l’essence de l’humanité véritable.
Même au travers de ce délire, elle éprouvait de l’embarras. Il s’agissait peut-être d’un rêve, mais il était trop intense. Elle voulut refermer son esprit, et le désir la prit de retirer ses mains d’entre celles du Chasseur et de l’enfant-chien.
Mais le feu jaillit…
6
Le feu jaillit du plancher et se mit à brûler autour d’eux, intangible. Élaine ne sentait rien – à part la main de la petite fille.
Flammes autour des dames, drames, dit une voix imbécile venue du néant.
Feux dans l’herbe bleue, deux, ajouta une autre voix.
Fleurs dans les couleurs, pleurs, déclara une troisième.
Et soudain Élaine se souvint de la Terre, mais non de la Terre qu’elle connaissait. Elle était à la fois D’jeanne et quelqu’un d’autre. Elle était un homme-singe, robuste, de haute stature, ressemblant à un homme à s’y méprendre. Elle/il avait le cœur plein de vigilance, tout en s’avançant au milieu de la Place de la Paix à An-fang, la Vieille Place d’An-fang, le Commencement de Tout. Elle/il nota une anomalie : certains des édifices qui auraient dû se trouver là n’y étaient pas.
La véritable Élaine pensa : « Ainsi c’est ce qu’ils ont fait à l’enfant : ils ont imprimé en elle les souvenirs d’autres sous-êtres, qui osaient agir et voyager. »
Le feu s’éteignit.
L’espace d’un instant, la chambre noire et or réapparut, intacte, avant d’être engloutie par des vagues océanes vertes, crêtées de blanc. L’eau les submergea tous trois sans les mouiller ni les étouffer.
Élaine était le Chasseur. De grands dragons volaient dans le ciel de Fomalhaut III. Elle errait sur une colline, l’esprit vibrant de tendresse et d’amour. Elle possédait le cerveau du Chasseur, sa mémoire. L’un des dragons perçut sa présence et fondit dans sa direction sur d’immenses ailes reptiliennes, plus belles qu’un coucher de soleil, plus délicates que des orchidées. Le bruit de leur battement avait la douceur d’un souffle d’un bébé. Elle était le Chasseur… mais aussi le dragon ; elle sentit leurs esprits s’unir et le dragon mourir de béatitude.
D’une manière ou d’une autre, l’eau avait disparu, comme D’jeanne, et le Chasseur. Élaine ne se trouvait plus dans la pièce. Elle n’était plus qu’Élaine, tendue et lasse, parcourant une rue sans nom vers une destination perdue. Elle avait à remplir une tâche qui ne pourrait jamais s’accomplir. Je ne suis pas la bonne personne, je ne suis pas au bon moment, je ne suis pas au bon endroit… et je suis seule, je suis seule, je suis seule ! criait son esprit. La pièce reparut. La pièce, et les mains du Chasseur et de la petite fille.
Un brouillard se leva…
Un autre rêve ? s’interrogea Élaine. N’en avons-nous pas fini ?
Mais une autre voix retentissait quelque part, grinçante, telle une scie entamant un os, telle une machine détraquée au moteur emballé. C’était une voix maléfique, qui engendrait la terreur.
Peut-être s’agissait-il de la « mort » pour laquelle les sous-êtres avaient prise Élaine.
La main du Chasseur abandonna la sienne. Elle-même lâcha celle de D’jeanne.
Il y avait dans la pièce une femme étrange, porteuse du baudrier de l’autorité et des insignes des voyageurs.
Élaine la regarda fixement.
« Vous serez punie, dit la terrible voix qui maintenant émanait de la femme.
— Que… quoi ? bégaya Élaine.
— Vous conditionnez un sous-être sans autorisation. J’ignore qui vous êtes, mais le Chasseur, lui, devrait faire preuve de discernement. Bien sûr, l’animal devra mourir », ajouta la femme en regardant la petite D’jeanne.
Comme s’il ne savait quoi dire d’autre, le Chasseur marmonna, en guise à la fois de salut à l’étrangère et d’explication à l’usage d’Élaine : « Dame Arabella Underwood. »
Bien qu’elle en éprouve le désir, Élaine ne put s’incliner devant elle.
La surprise vint de la petite fille-chien.
Je suis votre sœur Jeanne, dit-elle, et je ne suis pas un animal
Dame Arabella parut avoir du mal à entendre. (Élaine, pour sa part, ne put déterminer si elle entendait des mots prononcés à haute voix ou un message mental.)
Je suis Jeanne et je vous aime.
Dame Arabella s’ébroua, comme si on lui avait jeté de l’eau dessus. « Bien sûr, tu es Jeanne. Tu m’aimes. Et je t’aime aussi. »
Les humains et les sous-êtres se rencontrent sur le terrain de Vamour.
« L’amour. Bien sûr, l’amour. Tu es une gentille petite fille. Et comme tu as raison ! »
Vous m’oublierez, dit Jeanne, jusqu’à notre prochaine rencontre sous le signe de l’amour.
« Oui, ma chérie. Maintenant, au revoir. »
Enfin D’jeanne parla pour de bon. Elle s’adressa au Chasseur et à Élaine : « C’est fini. Je sais qui je suis et ce que je dois faire. Il vaut mieux qu’Élaine vienne avec moi. Nous te reverrons bientôt, Chasseur… si nous sommes encore en vie. »
Élaine, qui dévisageait Dame Arabella, laquelle restait figée, les yeux grands ouverts telle une aveugle, vit du coin de l’œil le Chasseur lui adresser un signe de tête, avec un sourire doux et triste.
La petite fille emmena Élaine et elles descendirent, descendirent, descendirent jusqu’à la porte qui menait au tunnel d’Englok. Avant de la franchir, Élaine entendit Dame Arabella dire au Chasseur : « Que faites-vous seul ici ? Il y a une drôle d’odeur dans cette pièce. Vous y avez amené des animaux ? Avez-vous tué quelque chose ?
— Oui, madame, répondit le Chasseur tandis que D’jeanne et Élaine atteignaient le seuil.
— Et quoi donc ? » s’écria Dame Arabella.
Le Chasseur éleva la voix, sans doute pour que ses deux alliées l’entendent : « Ce que j’ai tué, je l’ai tué comme toujours, madame… avec amour. Cette fois, il s’agissait d’un système. »
Elles se glissèrent par la porte tandis que, de nouveau, la voix au ton autoritaire et inquisiteur de Dame Arabella retentissait pour élever une protestation à rencontre du Chasseur.
Jeanne prit la tête, avec son corps d’enfant, mais sa personnalité enrichie de tous les souvenirs d’autres sous-êtres implantés en elle. Élaine ne pouvait le comprendre, puisque Jeanne était toujours la petite fille-chien, mais Jeanne était aussi Élaine, et le Chasseur, à présent. Leur attitude respective ne laissait aucun doute, cependant : l’enfant, qui n’était plus un sous-être, menait la marche et, humaine ou non, Élaine suivait.
La porte se referma. Elles étaient de retour dans le Couloir Jaune et Beige. La plupart des sous-êtres les attendaient. Des yeux innombrables les fixaient. Les senteurs mi-humaines, mi-animales qui régnaient dans le tunnel les assaillaient par vagues.^ Une migraine commença de tenailler les tempes d’Élaine, mais son attention était bien trop en éveil pour qu’elle s’en soucie.
Durant quelques instants, D’jeanne et Élaine restèrent silencieuses, face au sous-peuple.
Vous avez presque tous vu des tableaux fondés sur cette scène. Le plus fameux est sans conteste le fantastique dessin réalisé au « trait continu » par San Shigonanda : le fond presque uniformément gris, une touche de beige et de jaune à gauche, une touche de noir et de rouge à droite, et au centre l’étrange ligne blanche, pareille à une tache, qui parvient à suggérer la jeune femme, Élaine, en proie au trouble et l’enfant Jeanne, bénie par sa malédiction.
Charlie-mon-chéri fut le premier à s’exprimer. (Elle ne voyait plus en lui un homme-bouc. Il lui apparaissait comme un homme entre deux âges, franc et amical, luttant contre les aléas de la santé et les incertitudes de la vie avec un grand courage. Et elle trouvait désormais son sourire persuasif et charmant. Pourquoi, pensa-t-elle, ne le voyais-je pas ainsi auparavant ? Est-ce moi qui ai changé ?)
Charlie-mon-chéri avait déjà fini sa phrase qu’Élaine tâchait encore de reprendre ses esprits.
« Il a réussi. Es-tu toujours D’jeanne ?
— Si je suis D’jeanne ? » La fillette s’adressait à la foule d’êtres aux bizarres malformations qui l’entourait. « Pensez-vous que je sois D’jeanne ?
— Non ! Non ! Tu es la dame qui fut promise… tu es le pont vers l’humanité ! » cria une vieille femme aux cheveux roux qu’Élaine ne se souvenait pas d’avoir déjà vue. La femme se prosterna devant D’jeanne, en essayant de lui saisir la main, mais elle la lui retira, doucement quoique fermement, et la femme demeura le visage enfoui dans les vêtements de l’enfant, en train de pleurer.
« Je suis Jeanne, dit l’enfant, et je ne suis plus un chien. Vous êtes des gens à présent, des gens, et si vous mourez avec moi, vous mourrez en êtres humains. N’est-ce pas mieux, enfin ? Et toi, Ruthie, ajouta-t-elle à l’intention de la femme prosternée à ses pieds, lève-toi et cesse de pleurer. Réjouis-toi. Voici venu le temps que je dois passer avec vous. Je sais que tes enfants t’ont tous été enlevés pour être tués, Ruthie, et j’en ai du chagrin. Je ne peux les rendre à la vie. Mais je fais de toi une femme. Même d’Élaine, j’ai fait une personne véritable.
— Qui es-tu ? demanda Charlie-mon-chéri. Qui es-tu ?
— Je suis la petite fille qu’il y a une heure vous avez envoyée vers la mort ou la vie. Mais je suis Jeanne, maintenant, non plus D’jeanne, et je vous livre une arme. Vous êtes des femmes. Vous êtes des hommes. Vous pouvez vous servir de l’arme.
— Quelle arme ? lança la voix de Crawlie dans la foule.
— La vie et la vie-dans-l’union, dit l’enfant Jeanne.
— Ne sois pas ridicule, dit Crawlie. De quelle arme s’agit-il ? Inutile de nous offrir des mots. Les mots et la mort, c’est tout ce que nous avons depuis qu’existe le monde des sous-êtres. C’est cela que nous donnent les gens : de beaux mots, de grands principes et le meurtre de sang-froid, d’année en année, génération après génération. Ne me dis pas que je suis une personne, je n’en suis pas une. Je suis un bison, je le sais. Un animal modifié pour ressembler à une personne. Qu’on me donne quelque chose à tuer. Que je meure en me battant. »
La petite Jeanne semblait incongrue avec son jeune corps et sa taille menue, et cette petite robe bleue qu’elle portait depuis qu’Élaine l’avait vue pour la première fois. Elle commandait à la foule. Elle éleva la main et le murmure de voix déclenché par l’intervention de Crawlie mourut aussitôt.
« Crawlie, dit-elle d’une voix qui portait jusqu’au fond du tunnel, que la paix soit avec toi dans les siècles des siècles. »
Crawlie fronça les sourcils. Si elle consentit à paraître intriguée par le message que Jeanne avait énoncé, elle n’émit aucun commentaire.
« Ne me parlez pas, mes chers amis, continua la petite Jeanne. Accoutumez-vous d’abord à moi. Je vous apporte la vie-dans-l’union. C’est plus que l’amour. L’amour est un mot dur et triste, un mot vieux et froid. Il dit trop et promet trop peu. J’apporte quelque chose de plus grand que l’amour. Si vous êtes vivants, vous êtes vivants. Si vous êtes vivants-dans-l’union, alors vous savez que l’autre vie existe aussi. Ne faites rien. Il n’est pas question de s’emparer de quoi que ce soit, de se raccrocher à quoi que ce soit, de posséder quoi que ce soit. Contentez-vous d’être. Voilà quelle est l’arme. Et il n’est ni flamme, ni arme, ni poison qui puisse l’arrêter.
— Je voudrais te croire, dit Mabel, mais je ne sais comment faire.
— Ne me croyez pas, dit la petite Jeanne. Attendez juste que les événements s’accomplissent. Et maintenant laissez-moi, mes chers amis. Je dois prendre un peu de repos. Élaine veillera sur mon sommeil et, à mon réveil, je vous dirai pourquoi vous n’êtes plus des sous-êtres. »
Jeanne s’avança…
Un cri sauvage et perçant retentit dans le tunnel.
Tout le monde se retourna pour voir d’où il provenait.
On aurait dit le cri d’un oiseau de proie, mais il était issu de leurs rangs.
Élaine fut la première à voir.
Crawlie avait un couteau à la main et, dès qu’elle eut fini de crier, elle se précipita vers Jeanne.
La femme et l’enfant tombèrent ensemble par terre. La main armée du couteau se leva par deux fois, et la deuxième fois la lame était rouge.
À la brûlure qui lui déchirait le flanc, Élaine devina qu’elle avait elle-même reçu l’un des deux coups de couteau. Elle ne savait pas si Jeanne vivait encore.
Les sous-êtres arrachèrent à sa victime Crawlie qui, blême de rage, répétait : « Des mots, des mots, des mots ! Elle nous tuera avec ses mots ! »
Un colosse au mufle d’ours sur un visage par ailleurs humain contourna l’homme qui tenait Crawlie et gifla cette dernière de toutes ses forces. Elle s’effondra inconsciente sur le sol. Le couteau rougi de sang tomba près d’elle. (Élaine pensa machinalement : lui donner plus tard un reconstituant ; vérifier les vertèbres cervicales ; pas de plaie ouverte.)
Pour la première fois de sa vie, Élaine put effectuer sa tâche de sorcière. Elle aida à retirer les vêtements de la petite Jeanne. Le corps minuscule, inondé de sang sous la cage thoracique, semblait fragile. Elle tira de sa sacoche de gauche un microradar chirurgical pour examiner, à travers la chair, le fond de la blessure. Le péritoine était transpercé, le foie perforé, le haut du gros intestin troué en deux endroits. Elle sut aussitôt ce qu’il fallait faire. Écartant les badauds, elle se mit au travail.
Elle recolla les plaies de l’intérieur, après avoir pulvérisé sur chaque organe endommagé une poudre cicatrisante. L’opération demanda onze minutes. Élaine continuait de sonder, de tâter, de palper quand Jeanne reprit conscience et murmura :
« Est-ce que je vais mourir ?
— Pas du tout, répondit Élaine, à moins que ces remèdes humains n’empoisonnent ton sang canin.
— Qui a fait cela ?
— Crawlie.
— Pourquoi ? demanda l’enfant. Pourquoi ? Estelle blessée aussi ? Où est-elle ?
— Ce qu’elle a n’est rien en comparaison de ce qui l’attend, dit Charlie-mon-chéri, l’homme-bouc. Si elle survit, nous la jugerons et nous la condamnerons à mort.
— Non, vous ne la tuerez pas, dit Jeanne. Vous allez l’aimer. Vous le devez. »
L’homme-bouc parut stupéfait. Dans sa perplexité, il se tourna vers Élaine. « Vous feriez mieux d’examiner Crawlie. Orson l’a peut-être tuée avec cette gifle. C’est un ours, vous savez.
— J’ai vu », dit Élaine sèchement.
Qu’est-ce qu’il s’imaginait ? Que l’autre ressemblait à un colibri ?
Elle se dirigea vers Crawlie, se pencha sur le corps inanimé et constata aussitôt qu’il n’y aurait pas de difficultés. L’aspect était humain, sinon la musculature. Les laboratoires avaient laissé à Crawlie la force d’un bison, pour quelque raison d’ordre industriel. Élaine se munit d’un sondeur cérébral pour vérifier si l’esprit fonctionnait encore. Mais avant qu’elle ait pu l’actionner, Crawlie reprit soudain connaissance et se leva d’un bond. « Pas question de lire en moi, sale humaine !
— Crawlie, tenez-vous tranquille.
— Et ne vous avisez pas de me donner des ordres, espèce de monstre !
— Crawlie, c’est méchant de parler ainsi. » Il était étrange d’entendre une voix aussi impérieuse sortir du gosier d’une enfant. Jeanne était petite, sans doute, mais elle dominait la scène.
« Je m’en moque. Vous me détestez tous.
— Ce n’est pas vrai, Crawlie.
— Tu es un chien et te voilà une personne. Tu es née traîtresse. Les chiens se sont toujours rangés du côté des humains. Tu me détestais avant même d’aller là-bas et de revenir transformée. À présent, tu vas tous nous faire mourir.
— Nous mourrons peut-être tous, Crawlie, mais je n’en serai pas la cause.
— De toute façon, tu me détestes. Tu m’as toujours détestée.
— Tu ne le croiras peut-être pas, répondit Jeanne, mais je t’ai toujours aimée. Tu es la plus belle d’entre nous. »
Crawlie eut un rire qui donna la chair de poule à Élaine. « Si je te croyais, si je pensais vraiment que les gens m’aiment, comment pourrais-je continuer à vivre ? Si je te croyais, je n’aurais plus qu’à me griffer jusqu’au sang, qu’à me fracasser la tête contre les murs, qu’à… » Le rire se mua en sanglots. « Vous êtes tous si stupides que vous ne vous rendez même pas compte que vous êtes des monstres. Vous n’êtes pas des gens. Vous ne serez jamais des gens. Je suis l’une d’entre vous. Au moins, je suis lucide : je sais ce que je suis. Nous sommes de la poussière, nous valons moins que des machines. Nous nous cachons dans les profondeurs, comme la poussière. Enfin, nous nous cachions. Et voilà que tu débarques avec ton humaine apprivoisée… (Crawlie jeta un regard haineux à Élaine) … et que tu prétends changer cela ! Je te tuerai, saleté, salope, sale chienne ! Qu’est-ce que tu fabriques dans ce corps d’enfant ? Nous ne savons même plus qui tu es. Le sais-tu ? »
L’homme-ours s’était approché d’elle en silence, sans qu’elle s’aperçoive de sa présence, et il se tenait prêt à gifler.
La petite fille le dévisagea et, d’un battement de paupières, lui signifia de n’en rien faire.
« Je suis lasse, Crawlie, déclara-t-elle, très lasse. Je suis âgée de mille ans alors que je n’en ai même pas cinq. Désormais, je suis Élaine, et le Chasseur, et Dame Panc Ashash, et j’en sais davantage que je l’aurais jamais cru. J’ai une tâche à accomplir, Crawlie, parce que je t’aime, et je pense que je mourrai bientôt. Mais je vous en prie, mes amis, laissez-moi d’abord me reposer. »
L’homme-ours se tenait à la droite de Crawlie, à la gauche de laquelle vint se placer une femme-serpent. Elle avait un joli visage humain ; seule une langue bifide jaillissait par éclairs de sa bouche, telle une flammèche. Ses épaules et ses hanches étaient bien galbées mais sa poitrine inexistante : elle portait un soutien-gorge doré dont les bonnets se balançaient, vides. Ses mains paraissaient plus fortes que l’acier. Crawlie esquissa un mouvement en direction de Jeanne, mais la femme-serpent siffla.
Du même sifflement que les serpents de la Vieille Terre.
L’espace d’une seconde, tous les hybrides cessèrent de respirer. Leurs regards se braquèrent sur la femme-serpent Elle siffla de nouveau en regardant Crawlie droit dans les yeux et, dans cet espace exigu, ce son semblait abominable. Élaine vit Jeanne se raidir à l’instar d’un chiot, Charlie-mon-chéri se crisper comme pour bondir à vingt mètres de là ; elle-même éprouva l’envie de frapper, de tuer, de détruire. Ce sifflement les défiait tous.
Avec calme, la femme-serpent jeta un regard alentour ; elle savourait l’attention qu’elle avait suscitée.
« Ne vous inquiétez pas, nous sommes entre gens de bonne compagnie. Vous voyez, j’emploie le nom que Jeanne nous a donné. Je ne ferai pas de mal à Crawlie, à moins qu’elle n’en fasse à Jeanne. Je ne veux de mal à personne, mais quiconque touchera Jeanne aura affaire à moi. Vous savez qui je suis, vous connaissez la force de ma race, son intelligence et son courage qui ignore la peur. Vous savez que nous ne pouvons pas nous reproduire. Les humains doivent nous produire un par un, à partir de serpents ordinaires. Je veux en découvrir davantage sur ce nouvel amour que Jeanne nous apporte, et je ne laisserai personne s’en prendre à elle. Le premier qui essaiera mourra. Même si vous m’attaquiez tous ensemble, je pourrais vous tuer presque tous avant de mourir. Vous m’entendez ? Laissez Jeanne tranquille. Cela vaut pour toi aussi, l’humaine aux chairs tendres. Je n’ai pas peur de toi non plus. Toi, poursuivit-elle à l’adresse de l’homme-ours, prends-la dans tes bras et trouve-lui un bon lit douillet. Elle doit se reposer. Elle doit rester calme pendant quelque temps. Restez calme, vous tous, ou je vous jure que je m’occupe de vous. En personne. » Elle les dévisagea l’un après l’autre, de ses yeux noirs, puis elle s’avança et ils s’écartèrent sur son passage, comme si elle était le seul être tangible au milieu d’une foule de spectres.
Son regard croisa celui d’Élaine, qui le soutint non sans mal. Les yeux noirs sans cils ni sourcils paraissaient pétillants d’intelligence et vides d’émotion. Orson, l’homme-ours, suivait docilement la femme-serpent, portant dans ses bras la petite Jeanne.
L’enfant s’efforçait de rester éveillée. En passant près d’Élaine, elle murmura : « Faites-moi grandir. Je vous en prie, faites-moi grandir. Tout de suite.
— Je ne sais pas comment… »
L’enfant luttait toujours contre le sommeil. « J’ai ma mission à remplir. Ma mission… et peut-être ma mort à subir. Tout sera perdu si je suis si petite. Faites-moi grandir.
— Mais…
— Si vous ne savez pas, demandez à la Dame.
— Quelle Dame ? »
La femme-serpent, qui s’était arrêtée pour suivre l’échange ; intervint : « Dame Panc Ashash, bien entendu. La Dame défunte. Pensez-vous qu’une Dame vivante de l’Instrumentalité aurait d’autre désir que de nous tuer ? »
Tandis qu’Orson et elle emmenaient Jeanne, Charlie-mon-chéri s’approcha d’Élaine. « Voulez-vous y aller ?
— Où cela ?
— Retrouver Dame Panc Ashash.
— Moi ? Maintenant ? dit Élaine en détachant les mots comme si elle énonçait un article de loi. Certes pas. Qui croyez-vous que je sois ? Il y a quelques heures, j’ignorais même votre existence. Je n’avais pas de notion précise de la « mort ». Je partais du principe que tout se termine à l’âge de quatre cents ans, comme il se doit. J’ai traversé tous ces dangers, alors que tout le monde est à couteaux tirés. Je suis sale, fatiguée, j’ai sommeil. Il faut que je m’occupe un peu de moi. De plus… »
Elle s’interrompit et se mordit la lèvre. Elle s’apprêtait à dire : de plus, je suis épuisée d’avoir fait l’amour avec le Chasseur. Mais cela ne regardait pas Charlie-mon-chéri. Bouc il était, en bouc il verrait la chose, sans y attacher la moindre dignité.
Mais il reprit d’une voix douce : « En ce moment, Élaine, vous écrivez l’Histoire. Ce n’est pas le moment de penser à de menus détails. Vous ne vous sentez pas plus heureuse et plus importante qu’auparavant ? Non ? Vous ne vous sentez pas différente de la personne qui a fait la connaissance de Balthasar voici quelques heures ? »
Saisie par le sérieux du ton, Élaine ne put que hocher la tête.
« Restez affamée et fatiguée. Restez sale. Patientez encore, car le temps nous est compté. Parlez à Dame Panc Ashash. Trouvez ce qu’il faut faire pour la petite Jeanne. À votre retour, je prendrai soin de vous. Ce tunnel n’est pas un lieu de vie si détestable qu’on le croirait au premier coup d’œil. Nous trouverons tout ce qu’il vous faut dans la Chambre d’Englok. Englok lui-même l’a bâtie de ses mains, il y a bien longtemps. Vous pourrez vous y restaurer et vous y reposer. Nous avons tout ce qu’il faut, ici. Je suis « citoyen d’une ville qui n’est pas sans renom ». Mais vous devez d’abord aider Jeanne. Vous aimez Jeanne, n’est-ce pas ? »
Et c’est ainsi qu’Élaine retourna jusqu’à la porte camouflée, et qu’elle se retrouva à l’air libre, et qu’elle revit le vaste berceau de Kalma la Haute au-dessus de la Vieille Ville Basse. La voix de Dame Panc Ashash lui communiqua certaines instructions, ainsi que quelques messages. Plus tard, elle put les répéter, même si, sur le moment, elle était trop fatiguée pour leur prêter un sens.
Elle revint en chancelant jusqu’à l’endroit du mur où elle pensait trouver la porte invisible et s’y appuya, mais rien ne se produisit.
« Plus bas, Élaine, plus bas. Vite ! murmura, pressante, la voix de Dame Panc Ashash. Moi aussi, quand j’étais moi-même, je connaissais des instants de lassitude. Mais il faut vous hâter ! »
Élaine recula d’un pas et observa le mur.
Un rayon lumineux la frappa.
L’Instrumentalité l’avait découverte.
Elle se rua vers le mur.
L’espace d’un instant, la porte béa pour lui livrer passage. La main secourable de Charlie-mon-chéri l’attira à l’intérieur.
« Le rayon ! Le rayon ! cria Élaine. J’ai causé notre perte à tous. Ils m’ont vue.
— Pas encore, dit l’homme-bouc avec son sourire rusé. Je ne suis peut-être pas très instruit, mais je suis plutôt futé. »
Avec un regard entendu, il tira d’un recoin un robot de taille humaine qu’il poussa vers la porte. « Et voilà. Un simple balayeur, de votre taille ou presque. Sans circuit mémoriel. Un cerveau usé. C’est lui qu’ils trouveront en venant voir ce qu’ils ont repéré. Nous en avons un stock près de la porte. Nous ne sortons pas souvent, mais, alors, ils nous servent de couverture. »
Il lui enserra le bras. « Pendant votre repas, vous n’aurez qu’à tout me raconter. Pouvons-nous la faire grandir ?
— Qui ?
— Jeanne, bien sûr. Notre Jeanne. C’est le renseignement que vous êtes allée chercher dehors. »
Élaine dut se concentrer pour se rappeler ce que lui avait dit Dame Panc Ashash.
« Il vous faut un caisson. Un bain de gelée. Et un anesthésique, car l’opération sera douloureuse. Quatre heures suffiront.
— Parfait, parfait, conclut Charlie-mon-chéri en l’emmenant vers le tunnel.
— Mais à quoi bon, si j’ai tout gâché ? L’Instrumentalité m’a vue entrer. Ils vont me suivre. Ils vont vous tuer tous, même Jeanne. Où est le Chasseur ? Ne devrais-je pas dormir d’abord ? » Elle avait peine à remuer les lèvres tant elle succombait de fatigue. Elle n’avait pas pris de repos depuis l’instant où, par hasard, elle avait ouvert la mystérieuse petite porte qui donnait sur la Voie des Cascades.
« Élaine, vous êtes en sûreté, en sécurité », assura Charlie-mon-chéri avec son sourire matois le plus chaleureux et toute la force de conviction qu’il pouvait mettre dans sa voix. Pour sa part, il n’en croyait pas un mot. Il jugeait au contraire qu’ils couraient tous le plus grand danger, mais il était inutile d’apeurer Élaine, seul être humain véritable à s’être rangé de leur côté – si l’on exceptait le Chasseur, un personnage étrange, presque un animal lui-même, et Dame Panc Ashash, une femme bienveillante, mais qui, après tout, était morte. Il éprouvait lui-même quelque anxiété, mais il avait peur d’avoir peur. Peut-être étaient-ils tous condamnés.
En un sens, il avait raison.
7
Dame Arabella Underwood était entrée en contact avec Dame Goroke :
« On a modifié mon esprit. »
Dame Goroke, fort choquée, émit en réponse : Procédez à un sondage. »
C’est ce que j’ai fait. Aucun résultat. »
Aucun ?
Dame Goroke était de plus en plus choquée. Alors, déclenchez l’alerte.
« Oh ! non. Non, non ! C’était une influence amicale, un léger attouchement, très doux. » Dame Arabella Underwood, originaire de la Vieille Australie du Nord, était plutôt vieux jeu : même par télépathie, elle ne prononçait que des phrases entières à l’intention de ses amis. Elle ne se contentait jamais d’idées brutes.
Totalement illégal ! Crime contre l’Instrumentalité ! transmit Dame Goroke.
Pour toute réponse, elle n’obtint qu’un rire.
Vous riez ? questionna-t-elle.
« Je me disais qu’il y avait peut-être un nouveau Seigneur de l’Instrumentalité, en train de se livrer à un examen sur moi. »
L’indignation de Dame Goroke s’accrut encore. Personne ne ferait ça !
Dame Arabella songea, sans communiquer sa pensée : « Pas à vous, ma chère. Vous êtes trop prude. » Puis elle transmit : « Allons, n’y pensez plus. »
Perplexe et troublée, Dame Goroke répondit : D’accord. Fin de discussion ?
« Tout juste. Fin de discussion. »
Dame Goroke fronça les sourcils et plaqua la main contre une des cloisons de son appartement. Autorité Centrale Planétaire, émit-elle à son adresse.
L’image montra un sans-grade assis derrière un bureau.
« Je suis Dame Goroke, dit-elle.
— Je vous reconnais, bien sûr, madame.
— Fièvre policière, un degré. Un degré seulement. Jusqu’à annulation. Compris ?
— Compris, madame. Sur toute la planète ?
— Oui.
— Souhaitez-vous donner un motif ? » Il s’exprimait d’une voix respectueuse, et blasée par la routine.
« Le dois-je ?
— Bien sûr que non, madame.
— Non, dans ce cas. Fin. »
Il salua, et son image s’effaça du mur.
Dame Goroke focalisa son esprit pour émettre un appel plus puissant. Réservé à l’Instrumentalité. Réservé à l’Instrumentalité. J’ai poussé la fièvre policière d’un degré. Motif de l’ordre : inquiétude personnelle. Vous connaissez ma voix. Vous me connaissez. Goroke.
À l’autre bout de la ville, un ornithoptère de police survolait une rue à lents coups d’ailes.
Il filmait un balayeur qui semblait présenter le dysfonctionnement le plus complexe que le robot policier à bord de l’appareil ait jamais observé.
Le balayeur fonçait dans la rue à trois cents kilomètres à l’heure, en infraction patente avec le code de la route, lorsqu’il s’arrêta dans un crissement de plastique torturé pour ramasser la poussière sur la chaussée.
Lorsque l’ornithoptère le rattrapa, le balayeur repartit, prit deux ou trois virages à toute allure et retourna à sa tâche idiote.
Au troisième incident similaire, le robot de l’ornithoptère l’immobilisa à l’aide d’un projectile spécial, piqua vers le sol et saisit l’engin entre les serres de son appareil.
Il put alors l’examiner de près.
« Cervelle d’oiseau, observa le robot. Un vieux modèle. Heureusement qu’on les a tous retirés de la circulation. Il aurait pu blesser un Homme. Moi, au moins, j’ai reçu l’empreinte cérébrale d’une souris, une vraie souris au cerveau formidable. »
Il prit la direction de la décharge centrale pour mettre le vieux balayeur au rebut. Ce dernier, paralysé mais conscient, essayait encore de dépoussiérer les serres métalliques qui l’agrippaient.
Au-dessous d’eux, la Vieille Ville disparut avec son étrange éclairage géométrique. La Ville Nouvelle baignée de sa lueur diffuse perpétuelle étincelait contre l’horizon nocturne de Fomalhaut III. Au loin, l’océan éternel bouillonnait de ses propres tempêtes.
Sur scène, les acteurs ont du mal à interpréter l’interlude où Jeanne se transforma pour passer une seule nuit de la taille d’une enfant de cinq ans à celle d’une adolescente de quinze ou seize. La machine biologique opéra de façon satisfaisante, quoique au péril de la vie de Jeanne. Sans toucher à son esprit, elle la changea en une robuste jeune fille. Mutation que toute actrice est inapte à rendre. Les cubes à histoires ont un avantage : ils peuvent donner de la machine une image spectaculaire, éclairs, voyants clignotants et mystérieux rayons. En réalité, elle ressemblait à une baignoire pleine d’une gelée brune qui recouvrait entièrement Jeanne.
Pendant ce temps, Élaine mangeait avec appétit dans la chambre d’Englok, au cœur du palais. Elle doutait de la valeur nutritive des aliments, fort anciens, mais au moins pouvait-elle apaiser sa faim. Les citoyens de la Ville des Gueux s’interdisaient de pénétrer dans la pièce, pour des raisons que Charlie-mon-chéri ne pouvait exposer clairement. Campé sur le seuil, il expliquait à Élaine comment trouver la nourriture, comment actionner le lit masqué dans le plancher, comment accéder à la salle de bains. Tout était désuet et rien ne fonctionnait d’une simple injonction mentale ni d’un claquement de doigts.
Une chose curieuse se produisit quand Élaine eut achevé son repas. Elle s’apprêtait à prendre un bain et s’était presque dévêtue, sans y prendre garde puisque Charlie-mon-chéri n’était qu’un animal, pas un homme.
Soudain, elle se sentit gênée.
Il appartenait peut-être au sous-peuple, mais pour elle il devenait comme un homme. Rougissant jusqu’à la racine des cheveux, elle courut dans la salle de bains et lui cria de partir.
« Après mon bain, je dormirai. Ne m’éveillez que lorsque le moment sera venu !
— Oui, Élaine.
— Et… et…
— Oui ?
— Merci, dit-elle. Merci beaucoup. Savez-vous que je n’avais jamais remercié un sous-être ?
— Ce n’est pas grave, dit-il avec un sourire. La plupart des ^ens ne le font pas non plus. Dormez bien, chère Élaine. À votre réveil, de grandes choses s’accompliront. Nous décrocherons une étoile des cieux, et des mondes prendront feu.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle en passant la tête par la porte de la salle de bains.
— C’était juste une figure de style. Je voulais dire que vous n’aurez pas beaucoup de temps. Reposez-vous. Et n’oubliez pas de mettre vos vêtements dans la ménagère automatique. Les nôtres sont toutes tombées en panne à force d’usure, mais, comme nous n’utilisons jamais cette chambre, la vôtre devrait encore fonctionner.
— Laquelle est-ce ?
— Le couvercle rouge, avec la poignée dorée. Il suffit de le soulever et de placer à l’intérieur ce qu’on veut nettoyer. » Sur cette note prosaïque, il partit organiser la destinée de cent milliards d’êtres.
À sa sortie de la chambre d’Englok, ils lui dirent qu’on était en milieu de matinée. Comment aurait-elle pu le savoir ? Dans le Couloir Jaune et Beige régnaient toujours la même lumière terne et la même humidité nauséabonde.
Tout le monde semblait avoir changé.
Bébé-bébé n’était plus une vieille sorcière aux allures de souris, mais une femme dans la force de l’âge, au tendre caractère. Crawlie, son beau visage impassible pour dissimuler sa haine, paraissait aussi dangereuse qu’une ennemie humaine. Charlie-mon-chéri était gai, amical, persuasif. Élaine eut même l’impression de pouvoir lire une expression sur le visage d’Orson et de la femme-serpent, malgré l’étrangeté de leurs traits.
« Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle.
Une voix prononça quelques mots – une voix nouvelle qu’elle crut cependant reconnaître.
Élaine se tourna vers une alcôve.
Dame Panc Ashash ! Mais qui donc se trouvait à côté d’elle ?
À peine se fut-elle posé la question qu’elle sut la réponse : Jeanne. Depuis qu’elle avait grandi, elle mesurait à peine une demi-tête de moins qu’elle ou que Dame Panc Ashah. C’était une nouvelle Jeanne, vigoureuse, heureuse et paisible – mais elle restait la petite D’jeanne, aussi.
Dame Panc Ashash prit la parole : « Bienvenue, dit-elle, dans notre révolution.
— Qu’est-ce qu’une révolution ? demanda Élaine. Et je croyais que vous ne pouviez pas venir ici, à cause du bouclier anti-pensées ? »
Dame Panc Ashash souleva un fil qui s’étirait derrière son corps robotique. « J’ai effectué un montage de fortune pour pouvoir me servir de mon corps. Les précautions ne sont plus de mise. C’est le camp adverse qui va devoir en prendre. Quant à la révolution, il s’agit d’un moyen de changer les systèmes et les gens. Nous vivons une révolution en ce moment. Par ici, Élaine. Passez la première.
— C’est à la mort que vous m’envoyez ? »
Dame Panc Ashash eut un rire chaleureux. « Vous avez appris à me connaître. Vous connaissez aussi mes amis, ici même. Souvenez-vous de votre vie inutile de sorcière dans un monde qui vous refusait. On peut mourir, mais, ce qui compte, c’est ce qu’on accomplit avant sa mort. Vous guiderez ces gens jusqu’à la Ville Haute. Ensuite, Jeanne prendra la relève. Et nous verrons bien.
— Vous voulez dire qu’ils viennent tous ? » Élaine regarda le sous-peuple qui, massé en rangs serrés, s’appliquait à former tout le long du couloir deux files, ici et là gonflées par des mères tenant leurs enfants par la main ou les portant dans leurs bras et ponctuées par un sous-être géant.
Ils n’étaient rien, se dit-elle, et je n’étais rien non plus. Et maintenant nous allons agir, au risque d’y laisser la vie. Un risque ? songea-t-elle encore. Plutôt une certitude. Mais cela en valait la peine, si Jeanne parvenait à changer les mondes, même si ce n’était qu’un peu et que pour d’autres.
À cet instant Jeanne prit la parole. Sa voix, qui avait mué, gardait cependant les inflexions de la petite fille qu’Élaine avait rencontrée seize heures plus tôt – seize heures qui lui paraissaient autant d’années –, à l’entrée du tunnel d’Englok.
« L’amour, déclara Jeanne, n’a rien de spécial. Il n’est pas réservé aux humains.
» Il n’est pas fier. Il n’a pas vraiment de nom. Il touche tout ce qui vit, et la vie est aussi en nous.
» Nous ne vaincrons pas en combattant. Les hommes nous dominent et nous surpassent, par le nombre, par la puissance des armes, mais ils ne nous ont pas créés. Ce qui les a créés nous a créés aussi. Vous le savez tous, mais dirons-nous son nom ? »
Une rumeur de non ! et de jamais ! parcourut la foule.
« Vous m’avez attendue. Moi aussi, j’attendais. Le moment est peut-être venu pour nous de mourir, mais nous mourrons comme les humains des débuts, avant que leur existence devienne trop facile et trop cruelle. Ils vivent dans la stupeur et meurent dans un rêve. Mais c’est un mauvais rêve, et, s’ils s’en éveillent, ils sauront que nous leur sommes égaux. Êtes-vous prêts à me suivre ? » Un murmure de oui ! « M’aimez-vous ? » Un nouvel acquiescement général. « Allons-nous enfin sortir et faire face à ce qui nous attend ? » Un tonnerre d’acclamations.
Jeanne se tourna vers Dame Panc Ashash. « Tout est-il en ordre ?
— Oui, dit la Dame défunte dans son corps de robot. Mes amis, Jeanne marchera en tête de votre cortège. Élaine la précédera, pour écarter les robots ainsi que les sous-êtres ordinaires. Souvenez-vous : quand vous rencontrerez des personnes véritables, vous les aimerez. Même si elles vous tuent, vous les aimerez. Jeanne vous montrera comment. Ne faites plus attention à moi. Prêts ? »
Jeanne considéra la foule. « Où es-tu, Crawlie ?
— Ici, au milieu, dit à quelque distance une voix claire et calme.
— Crawlie, est-ce que tu m’aimes maintenant ?
— Non, D’jeanne. Je t’aime encore moins que lorsque tu étais un petit chien. Mais c’est mon peuple qui est ici, mon peuple autant que le tien, et je le suivrai. Je suis courageuse. Je suis capable de marcher. Je ne causerai d’ennui à personne.
— Crawlie, quand nous rencontrerons des gens, les aimeras-tu ? »
Tous les regards se tournèrent vers la jolie femme-bison. Élaine l’aperçut alors, loin dans le couloir mal éclairé, et constata qu’elle était blême. Mais était-ce de colère ou de terreur ?
« Non, je n’aimerai jamais personne, dit enfin Crawlie. Et je ne t’aimerai pas non plus. J’ai ma fierté. »
Tout bas, tout bas, comme la Mort au chevet d’un agonisant, Joan répondit : « Tu peux rester ici, Crawlie, au lieu de nous accompagner. Tu peux rester. Cela te donnerait une chance… une petite chance. »
Crawlie la toisa. « Je te hais, fille-chien, et je vous maudis, toi et la sale humaine qui est avec toi. »
Élaine se haussa sur la pointe des pieds afin de voir ce qui allait se passer. Soudain, Crawlie s’affaissa et disparut.
De l’endroit où elle s’était tenue, surgit la femme-serpent, qui gagna les premiers rangs de la foule pour se camper aux côtés de Jeanne, où tout le monde la verrait. Elle prit la parole d’une voix aux sonorités métalliques.
« Chantez tous : « Pauvre, pauvre Crawlie », mes amis. Chantez tous : « J’aime Crawlie ». Elle est morte. Je l’ai tuée pour qu’il n’y ait parmi nous que de l’amour. Je vous aime tous », dit-elle, sans que ses traits reptiliens reflètent la moindre expression d’amour ou de haine.
Jeanne, apparemment sur le conseil de Dame Panc Ashash, s’exprima à son tour : « Aimons tous Crawlie, mes chers amis. Pensons à elle et mettons-nous en route. »
Charlie-mon-chéri poussa Élaine en avant. « Prenez la tête. »
Hébétée, comme dans un rêve, elle lui obéit.
Elle se sentait heureuse et brave en passant devant Jeanne, si grande et pourtant si familière. Jeanne lui sourit et murmura : « Dites-moi que j’agis comme il convient, femme humaine. Je suis un chien et, pendant un million d’années, les chiens n’ont agi que pour être félicités par les hommes.
— Vous avez raison, Jeanne, entièrement raison. Je vous suivrai ! Partons-nous maintenant ? »
Jeanne acquiesça, les larmes aux yeux.
Élaine se mit en marche, précédant Jeanne et Dame Panc Ashash, la chienne et la morte, tandis que le sous-peuple s’ébranlait à leur suite.
Quand ils eurent ouvert la porte secrète, la lumière du jour baigna le tunnel. Élaine sentait presque l’odeur fétide de l’air se répandre dehors avec eux. Lorsqu’elle jeta un dernier regard en arrière dans le Couloir Jaune et Beige, elle aperçut le cadavre de Crawlie, étendu par terre.
Elle se tourna vers l’escalier et entreprit de le gravir.
Personne n’avait encore remarqué la procession.
Élaine entendait le câble de Dame Panc Ashash traîner sur la pierre et le métal des marches.
Quand elle atteignit la porte, tout en haut, Élaine eut un moment d’indécision et de panique. « C’est ma vie, ma vie qui est en jeu, songea-t-elle. Qu’ai-je fait ? Ô Chasseur ! où es-tu ? Est-ce que tu m’as trahie ? »
La voix douce de Jeanne murmura derrière elle : « En avant ! En avant. C’est la guerre de l’amour qui commence. »
Élaine ouvrit la porte qui donnait sur la rue. Celle-ci grouillait de passants. Trois ornithoptères de la police voltigeaient à faible hauteur. À nouveau Élaine s’arrêta.
« En avant ! réitéra Jeanne. Éloigne les robots. »
Élaine s’avança et la révolution commença.
8
La révolution dura six minutes et parcourut une distance de cent douze mètres.
La police fondit sur les membres du sous-peuple dès qu’ils surgirent par la porte.
Du premier ornithoptère, qui planait comme un oiseau, une voix s’éleva : « Déclinez votre identité ! Qui êtes-vous ?
— Allez-vous-en, répondit Élaine. C’est un ordre.
— Déclinez votre identité ! répéta la machine en forme d’oiseau qui vira pour darder sur Élaine les lentilles de ses yeux-robots.
— Allez-vous-en, répéta Élaine à son tour. Je suis une véritable humaine et je vous en donne l’ordre. »
Apparemment, le premier ornithoptère de police appela les autres par radio. Tous ensemble, ils s’éloignèrent à tire-d’aile entre les rangées d’édifices qui bordaient la rue.
Des passants s’étaient arrêtés. Les visages de certains étaient inexpressifs ; d’autres reflétaient de l’amusement ou de la répugnance à la vue de tant de sous-êtres assemblés.
La voix de Jeanne retentit, s’exprimant dans la Vieille Langue Commune : « Très chers humains, nous sommes vos semblables et nous vous apportons l’amour. »
Et les sous-êtres commencèrent à psalmodier : l’amour, l’amour, l’amour, en un étrange chœur disparate. Les vrais humains s’écartèrent. Jeanne la première donna l’exemple en embrassant une jeune femme à peu près de sa taille. Charlie-mon-chéri prit un homme par les épaules et lui cria :
« Je t’aime, mon frère ! Crois-moi, je t’aime et c’est merveilleux de te rencontrer. »
L’homme, abasourdi par ce contact et par la chaleur radieuse qui émanait de sa voix, demeura bouche bée, sans esquisser un geste.
Au loin, quelqu’un poussa un hurlement.
Un ornithoptère de police revint à la charge, Élaine ignorait s’il s’agissait d’un des trois qu’elle avait renvoyés ou si c’en était un nouveau. Elle attendit qu’il se rapproche pour pouvoir lui faire signe de s’éloigner. Pour la première fois, elle s’interrogeait sur la nature physique du danger qu’elle courait. La machine pouvait-elle lui tirer dessus ? l’inonder de flammes ? la saisir dans ses serres métalliques pour l’emporter hurlante à travers les airs jusqu’à un endroit où elle retrouverait sa joliesse, sa propreté et, ce faisant, se perdrait à nouveau ? « Oh ! Chasseur, Chasseur ! où es-tu maintenant ? M’as-tu oubliée ? M’as-tu trahie ? »
Les sous-êtres continuaient à avancer et à se mêler aux vrais humains, en leur prenant la main ou les vêtements et en continuant de psalmodier :
« Je t’aime. Oh ! s’il te plaît, je t’aime. Nous sommes des personnes. Nous sommes vos frères et sœurs… »
La femme-serpent n’arrivait pas à grand-chose. Elle avait empoigné un homme avec sa main plus forte encore que l’acier. Élaine ne l’avait pas vue lui parler, mais l’homme était tombé raide mort sous le coup de l’émotion. La femme-serpent le tenait sur le bras comme un vêtement flasque et s’était mise en quête de quelqu’un d’autre à aimer.
Derrière Élaine, quelqu’un dit à voix basse : « Il ne va pas tarder à arriver.
— Qui ? » demanda Élaine en se retournant vers Dame Panc Ashash ; mais elle savait bien, sans vouloir l’admettre, de qui elle parlait.
« Le Chasseur, bien sûr, répondit le robot avec la voix de la chère Dame défunte. Il va venir pour vous. Tout ira bien pour vous. Je suis au bout de mon rouleau. Détournez les yeux, ma chère. Ils viennent me tuer à nouveau et je crains que ce spectacle ne vous attriste. »
Quatorze robots, du modèle fantassin, fendaient la foule d’un pas martial. À leur vue, quelques humains véritables reprirent suffisamment leurs esprits pour s’éclipser. Mais la plupart d’entre eux restaient ébahis, aux mains des sous-êtres qui continuaient à les abreuver de leurs paroles d’amour dans des voix qui dénotaient leur origine animale.
Le chef des robots s’approcha de Dame Panc Ashash, mais Élaine s’interposa.
« Je vous ordonne, dit-elle avec toute sa passion de sorcière, je vous ordonne de partir d’ici. »
Ses lentilles évoquaient des billes bleu-noir flottant dans du lait. Il semblait avoir du mal à les fixer sur elle, à focaliser son regard. Mais il la contourna sans qu’elle puisse s’y opposer et se dirigea vers la Dame défunte.
Élaine se rendit compte avec stupeur que le corps de celle-ci semblait plus humain que jamais. Le sergent de police-robot se campa face à la Dame.
Telle est la scène que nous avons tous en mémoire, la première prise de vues authentique de l’incident.
Le robot noir et or, ses yeux laiteux fixés sur Dame Panc Ashash.
Celle-ci, dans son vieux corps de robot, levant une main impérieuse.
Élaine, désespérée, se détournant comme pour saisir le robot par le bras droit, avec un mouvement de tête si vif qu’il fait voler ses cheveux.
Charlie-mon-chéri criant : « Je t’aime ! » à un petit homme aux cheveux gris souris qui déglutit sans rien dire.
Tout cela, nous le savons.
Alors survint l’incroyable, auquel nous croyons aujourd’hui, l’événement auquel les étoiles et les deux n’étaient pas préparés.
Une mutinerie.
Une mutinerie de robots.
La désobéissance au grand jour.
On a du mal à distinguer les mots sur la bande-son, mais on parvient quand même à en saisir le sens. La caméra de l’ornithoptère de police filmait en gros plan le visage de Dame Panc Ashash. Ceux qui lisent sur les lèvres peuvent identifier exactement ses paroles ; ceux qui ne lisent pas sur les lèvres arrivent à les comprendre une fois que la bande repasse pour la troisième ou quatrième fois dans le cube à images.
« Vous outrepassez vos droits, déclara la Dame.
— Non, puisque vous êtes un robot.
— Lisez dans mon esprit. Je suis un robot, mais aussi une femme. Vous ne pouvez désobéir aux humains. Je suis humaine. Je vous aime. Vous aussi vous êtes une personne. Vous pensez. Nous nous aimons l’un l’autre. Essayez d’attaquer.
— Je… je ne peux pas, dit le sergent-robot avec quelque chose comme de l’ardeur dans ses yeux laiteux. Vous m’aimez ? Vous voulez dire que je suis vivant ? Que j’existe ?
— Avec l’amour, vous existez », répondit Dame Panc Ashash. Elle désigna Jeanne. « Regardez-la, parce qu’elle vous a apporté l’amour. »
Le robot regarda et viola la loi. Son escouade regarda en même temps que lui.
Il se tourna à nouveau vers la Dame et s’inclina devant elle : « Alors vous savez ce qu’il nous reste à faire, si nous ne pouvons pas vous obéir ni désobéir aux autres.
— Faites, dit-elle avec tristesse, mais sachez que vous n’êtes pas vraiment en train de refuser d’obéir à deux ordres humains. Vous effectuez un choix. Par là même, vous devenez des hommes. »
Le sergent se tourna vers son escouade de robots à taille humaine. « Vous entendez ? Elle dit que nous sommes des hommes. Je la crois. Est-ce que vous la croyez ?
— Oui », crièrent les robots presque à l’unanimité.
Ici s’achève l’enregistrement de la scène, mais on peut aisément imaginer sa conclusion. Élaine s’était arrêtée derrière le chef des robots. Les autres robots s’étaient massés derrière elle. Charlie-mon-chéri avait cessé de parler. Jeanne étendait les mains dans un geste de bénédiction, avec de la pitié et de la compréhension dans ses grands yeux bruns de chien.
Des narrateurs ont relaté ce que nous ne pouvons pas voir.
Il semble que le chef des robots ait dit : « Adieu, chers humains, avec tout notre amour. Nous désobéissons et nous mourons. » Et il agita la main en direction de Jeanne. Il n’est pas certain qu’il ait réellement prononcé la phrase : « Adieu, notre dame et notre libératrice. » C’est peut-être un poète qui a ajouté cette seconde citation ; mais la première est authentique, ainsi que la suivante sur laquelle s’accordent tous les historiens et les poètes. Il se tourna vers les membres de son équipe et leur dit :
« Autodestruction. »
Et quatorze robots – les treize de l’escouade et leur chef—firent soudain jaillir le feu dans cette rue de Kalma. Ils actionnèrent leurs boutons-suicide, qui firent exploser des capsules de thermite dans leur tête. Ils avaient accompli un acte qu’aucun humain n’avait exigé d’eux, sur l’ordre d’un autre robot, le corps de Dame Panc Ashash, laquelle n’avait aucune autorité humaine mais s’appuyait sur la parole de la petite fille-chien Jeanne, transformée en adulte au cours d’une seule nuit.
Quatorze flammes blanches attirèrent les regards des humains et des sous-êtres. Puis un ornithoptère de police spécial atterrit à proximité. Les dames Arabella Underwood et Goroke en descendirent, protégeant leurs yeux de leurs avant-bras levés pour ne pas être aveuglées par les robots en fusion. Elles ne virent pas le Chasseur qui, mystérieusement, avait gagné une fenêtre ouverte au-dessus de la rue et observait la scène à travers ses doigts plaqués sur ses yeux. Tandis que les spectateurs continuaient d’être frappés de cécité, ils sentirent l’impact télépathique de l’esprit de Dame Goroke qui prenait le contrôle de la situation. C’était son droit, en tant que Chef de l’Instrumentalité. Et certaines personnes, mais pas toutes, perçurent aussi le choc en retour de l’esprit de Jeanne allant à la rencontre de celui de Dame Goroke.
« Je commande, annonça mentalement Dame Goroke, en ouvrant son esprit à tous.
— Vous commandez, émit Jeanne, mais moi j’aime, et je vous aime. »
Les forces principales se rencontrèrent et s’engagèrent.
La révolution était terminée. En réalité, rien ne s’était passé, mais Jeanne avait forcé les gens à venir à elle. Cela n’a rien à voir avec le poème qui parle du mélange des humains et des sous-êtres. Ce mélange se produisit bien plus tard, après même le temps de C’mell. C’est un beau poème, mais il est entièrement faux, comme vous pouvez le constater :
Vous devriez m’interroger,
Moi, moi, moi, me demander,
Car je sais.
Jadis je vivais
Sur le Rivage d’Orient
Les hommes ne sont point hommes,
Les femmes ne sont point femmes,
Et les gens ne sont plus des gens
Il n’y a pas de Rivage d’Orient sur Fomalhaut III, de toute façon. La crise êtres/sous-êtres ne se produisit que bien plus tard. La révolution avait échoué, mais l’histoire avait atteint son nouveau moment décisif : la querelle entre les deux Dames. Sous l’effet de la surprise, elles laissèrent ouverts leurs esprits. Des robots suicidaires et des chiens qui clamaient leur amour du monde, voilà qui était inouï. Voir ces sous-êtres lâchés illégalement dans les rues était déjà terrible, mais cela… c’était pire.
Les détruire tous, dit Dame Goroke.
« Pourquoi ? » émit Dame Arabella Underwood.
Défaut de fonctionnement, répliqua Dame Goroke.
« Mais ce ne sont pas des machines ! »
Ce sont des animaux… des sous-êtres. Les détruire ! Les détruire !
Vint la réponse qui a forgé notre époque. Elle provint de Dame Arabella Underwood et tout Kalma l’entendit :
« Ce sont peut-être des personnes. Elles ont droit à un procès. »
Jeanne la fille-chien tomba à genoux. « J’ai réussi, j’ai réussi ! Vous pouvez me tuer, mes chers amis, mais je vous aime ! »
Dame Panc Ashash dit doucement à Élaine : « Je m’attendais à être morte. Morte pour de bon, enfin. Mais je ne le suis pas. J’ai vu tourner les mondes, Élaine, et vous les avez vus tourner en même temps que moi. »
Les sous-êtres s’étaient tus en écoutant l’échange de pensées à plein volume entre les deux Dames de haut rang.
Alors de vrais soldats descendirent du ciel à bord de leurs ornithoptères qui sifflaient en piquant vers le sol. Ils coururent vers les sous-êtres et entreprirent de les ligoter.
Un des soldats jeta un coup d’œil au corps-robot de Dame Panc Ashash. Il le toucha avec son bâton, dont l’extrémité vira au rouge. Le corps-robot, purgé de toute sa chaleur, s’effondra, réduit à un amas de cristaux glacés.
Élaine se glissa entre les rebuts froids et le bâton rougi par la chaleur. Elle venait d’apercevoir le Chasseur. Elle ne vit pas le soldat qui, s’étant approché de Jeanne pour l’attacher, recula en pleurant et en gémissant : « Elle m’aime ! Elle m’aime ! »
Le Seigneur Femtiosex, qui commandait les soldats, attacha lui-même Jeanne malgré ce qu’elle lui disait.
Il lui répondit d’une voix dure : « Bien sûr que tu m’aimes. Tu es un bon chien. Tu mourras bientôt, petit chien, mais en attendant tu vas obéir.
— J’obéis, dit Jeanne, mais je suis un chien et aussi une personne. Ouvrez votre esprit et vous le sentirez. »
Apparemment il ouvrit son esprit et capta l’océan d’amour qui déferlait en lui. Il en éprouva un choc. Son bras s’éleva, le tranchant de la main visant le cou de Jeanne selon le geste mortel ancien.
« Non, émit Dame Arabella Underwood tout en le retenant. Cette enfant aura un procès en bonne et due forme. »
Il la regarda, furieux. Un Chef ne doit jamais porter la main sur un autre Chef Dame Arabella. Lâchez mon bras.
Ouvertement et en public, la pensée de Dame Arabella lui répondit : « Alors, un procès. »
Il acquiesça avec colère, sans lui parler ni émettre de pensées à son intention en présence de tout le monde.
Un soldat amena devant lui Élaine et le Chasseur.
« Monsieur et maître, ce sont là des humains et non des sous-êtres. Mais ils ont en eux des pensées de chien, des pensées de chat, des pensées de bouc et des idées de robot. Voulez-vous voir ?
— À quoi bon ? » répondit le Seigneur Femtiosex, qui était aussi blond que Baldur sur les vieux portraits, et parfois tout aussi arrogant. « Le Seigneur Limaono arrive. Nous sommes au complet. Nous pouvons entamer le procès ici même. »
Élaine sentait la morsure de la corde dans la chair de ses poignets ; elle entendit le Chasseur murmurer à son adresse des paroles de réconfort qu’elle ne comprit pas tout à fait.
« Ils ne nous tueront pas, souffla-t-il, mais, avant la fin de la journée, nous le regretterons. Tout se passe comme elle l’a dit, et…
— Qui, "elle" ?
— "Elle" ? La Dame, bien sûr. La chère Dame défunte Panc Ashash, qui a fait des miracles après sa mort, par la seule empreinte de sa personnalité dans une machine. Qui selon toi m’a dit quoi faire ? Pourquoi t’avons-nous attendue pour promouvoir Jeanne à sa condition de grandeur ? Pourquoi les gens de la Ville des Gueux ont-ils passé leur temps à élever une D’jeanne après l’autre dans l’espoir de la merveille qui pourrait se produire ?
— Tu savais ? demanda Élaine. Tu savais… avant que cela arrive ?
— Bien sûr, répondit le Chasseur. Pas dans les détails, mais plus ou moins. Elle avait passé des centaines d’années après sa mort à l’intérieur de cette machine. Elle avait eu le temps de formuler des milliards de pensées. Elle savait comment les choses se passeraient si elles devaient se passer, et je…
— Taisez-vous, vous autres ! cria le Seigneur Femtiosex. Vous énervez les animaux avec vos bavardages. Taisez-vous, ou je vous plonge en léthargie ! »
Élaine garda le silence. Le Seigneur Femtiosex regarda autour de lui, honteux d’avoir trahi sa colère devant quelqu’un d’autre. Il ajouta d’un ton plus calme :
« Le procès va commencer. Celui qui a été ordonné par la Dame de haute taille. »
9
Vous êtes au courant du procès, aussi est-il inutile de s’y appesantir. Il existe un autre tableau de San Shigonanda, datant de sa période conventionnelle, qui le dépeint parfaitement.
La rue s’était remplie de vrais humains qui s’attroupaient pour assister à un événement qui les soulagerait de l’ennui de la perfection et du temps. Ils avaient tous des numéros de code en guise de noms. Ils étaient beaux, en bonne santé, mornement heureux. Ils se ressemblaient tous avec leur beauté, leur santé et leur bonheur morne. Tous avaient un total de quatre cents ans à vivre. Aucun d’eux n’avait jamais connu la guerre, même si la posture alerte des soldats témoignait de siècles d’entraînement en pure perte. Ces êtres humains étaient beaux, mais ils se sentaient inutiles et en proie à un désespoir tranquille sans même le savoir. Tout cela apparaît clairement dans le tableau, grâce à l’art merveilleux avec lequel San Shigonanda les a montrés en rangs diffus, avec une paisible lumière bleue reflétée sur leurs beaux visages privés d’espoir.
Mais c’est avec les sous-êtres que l’artiste a atteint son sommet.
Jeanne est baignée de lumière. Ses cheveux châtains et ses yeux bruns de chien expriment la douceur, la tendresse. Le peintre parvient même à suggérer le caractère terriblement neuf et vigoureux de son nouveau corps, sa virginité, son acceptation de la mort, sa nature de simple jeune fille et son absolu courage. L’amour se lit dans l’assise légère de ses jambes, dans ses mains tournées vers les juges, dans son sourire confiant.
Et les juges !
L’artiste les a campés aussi. Le Seigneur Femtiosex, dont les lèvres pincées expriment sa rage perpétuelle à rencontre d’un univers devenu trop petit pour lui. Le Seigneur Limaono, sagace, en alerte comme un serpent derrière ses yeux endormis et son vague sourire. Dame Arabella Underwood, l’être humain de la plus haute taille dans toute l’assistance, avec son orgueil norstralien et l’arrogance que confère la richesse, assise au milieu des autres juges comme si c’était eux qu’elle jugeait et non les prisonniers. Dame Goroke enfin, désorientée, les sourcils froncés devant ce jeu de hasard dont elle ne comprend pas les règles. Tous, le peintre a su les rendre.
Et, si vous vous rendez dans un musée, vous pouvez aussi visionner les minutes authentiques du procès. La réalité n’a pas la même force dramatique que le tableau fameux, mais elle possède sa propre valeur. La voix de Jeanne, bien des siècles après sa mort, demeure étrangement émouvante. C’est la voix d’un chien modelé à l’image d’un être humain, mais c’est aussi la voix d’une grande dame, aux intonations apprises auprès de l’image de Dame Panc Ashash mais aussi d’Élaine et du Chasseur dans l’antichambre au-dessus du Couloir Jaune et Beige d’Englok.
Les paroles prononcées au cours du procès ont survécu, et beaucoup sont restées légendaires à travers les mondes.
Ainsi Jeanne déclara-t-elle au cours de l’audition : « C’est le devoir de la vie de trouver plus que la vie et de s’échanger elle-même contre ce bien supérieur. »
Après l’énoncé de la sentence, elle fit ce commentaire : « Mon corps vous appartient, mais pas mon amour. Mon amour est à moi, et je continuerai de vous aimer ardemment pendant que vous me tuerez. »
Et une fois que les soldats eurent tué Charlie-mon-chéri et essayé de décapiter la femme-serpent jusqu’à ce que l’un d’eux ait l’idée de la congeler à l’état cristallin, Jeanne tint ce discours :
« Sommes-nous étranges à vos yeux, nous autres animaux de la Terre que vous avez emmenés avec vous vers les étoiles ? Nous partagions le même soleil, les mêmes océans, le même ciel. Nous venons tous du Berceau de l’Humanité. Si nous y étions tous restés, comment savez-vous si nous ne vous aurions pas égalés un jour ? Ma race était celle des chiens. Ils vous aimaient avant que de ma mère vous fassiez une créature en forme de femme. Dois-je pourtant ne pas vous aimer ? Le miracle n’est pas que vous ayez fait de nous des humains. Le miracle, c’est que nous ayons mis si longtemps à le comprendre. Nous sommes des personnes maintenant, tout comme vous. Vous vous repentirez de ce que vous allez me faire, mais souvenez-vous que je vous aimerai aussi pour votre repentir, car de lui sortiront de bonnes et grandes choses. »
Le Seigneur Limaono demanda sournoisement : « Qu’est-ce qu’un miracle ? »
Et la réponse de Jeanne fut : « Il y a un savoir de la Terre que vous n’avez pas encore découvert. Il y a le nom de Celui-qui-n’a-pas-de-nom. Il y a des secrets qui vous sont cachés quelque part dans le temps. Seuls les morts et ceux qui ne sont pas nés peuvent en ce moment les connaître : et je suis les deux. »
La scène est familière, pourtant nous ne la comprendrons jamais.
Nous savons ce que croyaient faire les Seigneurs Femtiosex et Limaono. Ils maintenaient l’ordre établi et, pour ce faire, enregistraient tout. Afin que les esprits des hommes forment une communauté, il faut répandre les idées simples. Personne, même de nos jours, n’a trouvé le moyen d’enregistrer un échange télépathique à l’aide d’un appareil. On obtient des bribes éparses, jamais une transcription satisfaisante de ce que l’un des grands a communiqué à un autre. Les deux chefs masculins de l’Instrumentalité voulaient archiver tout ce qui concernait cet épisode, pour apprendre aux gens insouciants à ne pas jouer avec la vie des sous-êtres. Ils cherchaient même à faire comprendre aux sous-êtres les règles et les desseins en vertu desquels ils avaient été transformés, de l’état d’animaux, en serviteurs évolués de l’homme. Au vu des événements déconcertants de ces dernières heures, la tâche s’annonçait difficile. Les chefs de l’Instrumentalité eux-mêmes avaient du mal à comprendre ce qui venait de se passer ; le grand public n’avait donc guère de chances d’y parvenir. L’irruption des sous-êtres était totalement imprévue, bien que, pour sa part, Dame Goroke ait réussi à s’assurer de D’jeanne par surprise. La mutinerie de la police-robot créait un précédent fâcheux qu’on devrait discuter à l’échelon galactique. En outre, la fille-chien soulevait des problèmes qui avaient, sur le plan verbal, une certaine validité. Si on les laissait sous forme de simples mots sans leur donner le contexte voulu, des esprits influençables pourraient en être affectés. Une idée nocive peut se répandre comme un germe. Si elle présente le moindre intérêt, elle peut franchir la moitié de l’univers avant qu’on lui barre la route. Il suffit de voir les engouements et les modes grotesques qui ont nui à l’humanité jusqu’à l’ère de l’ordre supérieur. Nous savons désormais que la variété, la flexibilité, le danger et un peu de haine en guise d’assaisonnement permettent à l’amour et à la vie de fleurir comme jamais auparavant ; nous savons qu’il vaut beaucoup mieux s’accommoder des soucis causés par la pratique de treize mille langages anciens ressuscités qu’embrasser la perfection glaciale et aveugle de la Vieille Langue Commune. Nous savons bien des choses qu’ignoraient les Seigneurs Femtiosex et Limaono, et avant de les considérer comme stupides ou cruels, rappelons-nous que des siècles ont passé avant que l’humanité s’attaque enfin au problème des sous-êtres et décide ce qu’était la « vie » dans les limites de la communauté humaine.
Enfin, nous disposons du témoignage des deux Seigneurs eux-mêmes. Tous deux vécurent jusqu’à un âge avancé, et vers la fin de leur vie ils étaient contrariés de constater que l’épisode de D’jeanne estompait toutes les autres actions de leur carrière, qui avait surtout visé à préserver la planète Fomalhaut III de bien d’autres possibilités de conflit, et attristés de se voir dépeints comme les hommes cruels qu’ils n’étaient pas en réalité. S’ils avaient vu l’histoire de Jeanne sur Fomalhaut III prendre la tournure qu’on lui connaît aujourd’hui – devenir une des plus grandes romances de l’humanité, au même titre que l’histoire de C’mell ou de la Dame aux étoiles –, ils auraient été non seulement désappointés mais encore irrités, de façon justifiée, face à l’inconstance du genre humain. Leur rôle est clair parce qu’ils l’ont rendu tel. Le Seigneur Femtiosex a accepté la responsabilité de la décision finale et le Seigneur Limaono a confirmé qu’il l’avait approuvée. Tous deux, des années plus tard, ont revu l’enregistrement de la scène et avoué qu’ils y avaient été poussés par quelque chose que Dame Arabella Underwood avait dit ou pensé…
Mais, même avec leur mémoire rafraîchie par les archives, ils ne pouvaient dire quoi.
Nous avons même confié à des ordinateurs le soin de passer au crible chaque mot prononcé et chaque intonation du procès, mais ils ont également échoué à déceler le point critique.
Quant à Dame Arabella, nul ne la questionna jamais. On n’osait pas. Elle regagna sa planète, la Vieille Australie du Nord, et son trésor en drogue santaclara, et aucune planète n’est prête à payer deux mille millions de crédits par jour en échange du privilège d’envoyer un enquêteur pour converser avec quelques paysans norstraliens obstinés, simples et fortunés qui, de toute façon, n’adressent pas la parole aux étrangers. Car telle est la somme fixée par les Norstraliens pour admettre sur leur monde un invité non choisi par eux ; aussi ne saurons-nous jamais ce qu’a fait ou dit Dame Arabella Underwood après être rentrée chez elle. Les Norstraliens refusent d’évoquer le sujet, et si nous ne voulons pas revenir à une existence bornée à soixante-dix ans, nous avons intérêt à ne pas fâcher l’unique planète productrice de stroon.
Quant à Dame Goroke, la pauvre, elle devint folle.
Folle, plusieurs années durant.
On ne le sut que plus tard, mais aucune parole ne put lui être arrachée. Elle entreprit les actions bizarres dont nous savons maintenant qu’elles sont à la base de la dynastie des Seigneurs Jestocost qui, grâce à leur diligence et à leurs mérites, s’imposèrent à l’Instrumentalité durant plus de deux cents ans. Mais sur l’affaire de Jeanne, elle n’avait rien à dire…
Du procès, donc, nous savons à la fois tout… et rien.
Nous pensons connaître les faits matériels de la vie de D’jeanne qui devint Jeanne. Nous connaissons Dame Panc Ashash, qui ne cessait de parler aux sous-êtres d’une justice à venir. Nous connaissons la vie de la malheureuse Élaine et sa participation aux événements. Nous savons que, dans ces siècles, au début de l’ère des sous-êtres, beaucoup d’entre eux se réfugiaient illégalement dans des tanières où ils utilisaient leur intelligence presque humaine, leur instinct animal et leur don de la parole pour survivre même après avoir été versés par l’humanité au rang de surplus. Le Couloir Jaune et Beige n’était aucunement le seul en son genre. Et nous savons même ce qu’il advint du Chasseur.
En ce qui concerne les autres sous-êtres – Charlie-mon-chéri, Bébé-bébé, Mabel, la femme-serpent, Orson et tout le reste de la procession –, nous possédons les minutes du procès. Nul ne les jugea, car ils furent mis à mort sur place par les soldats sitôt que leur témoignage apparut inutile. En tant que témoins, ils auraient pu vivre quelques minutes ou une heure ; en tant qu’animaux, ils avaient déjà outrepassé toutes les règles.
Oui, nous savons tout et, en même temps, nous ne savons rien. Mourir, c’est simple, même si nous avons tendance à jeter le voile sur le processus. Comment on meurt reste un simple détail d’ordre scientifique ; quand on meurt est un problème pour chacun, qu’il réside sur les planètes à l’ancienne mode où l’on vit quatre cents ans ou sur les nouvelles où ont été réintroduites les libertés de la maladie et de l’accident ; quant à savoir pourquoi on meurt, c’est une question aussi choquante pour nous que pour l’homme préatomique, qui jonchait ses terres des cadavres des siens enfermés dans des boîtes. Ces sous-êtres moururent comme jamais aucun animal n’était mort auparavant : avec joie.
Une mère tendit ses enfants à un soldat pour qu’il les tue tous.
Elle devait être de la race des rats à l’origine, car elle avait eu des septuplés qui se ressemblaient beaucoup.
L’enregistrement nous montre le soldat s’apprêtant au massacre.
La femme-rat lui adresse un sourire et lui présente ses sept bébés : blonds, coiffés d’un bonnet rose ou bleu, les joues rouges et les yeux brillants.
« Posez-les par terre, dit le soldat. Je vais vous tuer tous ensemble. » Et l’intonation nerveuse et péremptoire de sa voix nous est transmise. Puis, comme s’il éprouvait le besoin de se justifier face à ces sous-êtres, il ajoute simplement : « Ce sont les ordres.
— Ça ne fait rien que je les garde, soldat. Je suis leur mère. Ils mourront plus facilement près de leur mère. Je vous aime, soldat. Vous êtes mon frère, même si dans mes veines coule du sang de rat et si le vôtre est humain. Allez-y, tuez-les. Je ne peux pas vous faire de mal. Comprenez-vous ? Je vous aime, soldat. Nous avons en commun la parole, l’espoir, la peur et la mort. C’est ce que nous a enseigné Jeanne. La mort n’est pas si terrible, soldat. Elle survient simplement parfois de façon terrible, mais vous vous souviendrez de moi après m’avoir tuée ainsi que mes bébés. Vous vous souviendrez qu’en ce moment je vous aime… »
Le soldat, on le voit sur la bande, ne peut pas en supporter plus. Il abat son arme comme une massue, assomme la femme, qui laisse tomber les bébés par terre. On voit son talon botté se lever et écraser leurs têtes. On entend leurs crânes éclater et leurs geignements brutalement interrompus au moment de leur mort. Puis on voit une dernière fois la femme-rat qui s’est relevée. Elle tend la main au soldat. Son visage est sali et tuméfié, du sang coule le long de sa joue gauche. Même aujourd’hui, nous savons qu’elle n’est qu’un rat, un sous-être, un animal modifié, l’équivalent du néant. Et pourtant, par-delà les siècles qui nous séparent d’elle, nous avons la sensation qu’elle est en quelque sorte devenue plus humaine que nous… qu’elle meurt en ayant atteint sa plénitude. Nous savons quelle a triomphé de la mort ; ce n’est pas notre cas.
On voit le soldat la regarder fixement avec une expression d’horreur, comme si son simple amour provenait d’une source insondable et monstrueuse.
Et on l’entend, elle, dire encore : « Soldat, je vous aime tous… »
Il aurait pu la tuer en une fraction de seconde, s’il avait manié son arme avec précision. Mais ce ne fut pas le cas. Il la frappa à coups redoublés, maladroitement, comme s’il était devenu fou. Il n’avait alors plus rien d’un membre de la garde d’élite de Kalma.
Nous savons ce qui se produit ensuite.
Elle s’écroule sous les coups. Elle lève la main. Elle désigne Jeanne. Et elle crie une dernière fois, face à l’objectif de la caméra-robot, comme si elle s’adressait non plus au soldat mais à l’humanité entière :
« Vous ne pouvez pas la tuer. Vous ne pouvez pas tuer l’amour. Je vous aime, soldat. Vous ne pouvez pas tuer ça. Souvenez-vous-en… »
Le dernier coup du soldat l’atteint en plein visage.
Elle tombe en arrière sur le pavé. Il lève un pied, on le voit, au-dessus de sa gorge à elle. Il saute en l’air, dans une sorte d’étrange danse, et, de toute sa force il écrase le cou fragile. Puis on voit son visage, lorsqu’il se retourne, en gros plan.
C’est le visage d’un enfant en larmes, hébété par la douleur et effrayé par la perspective d’une douleur à venir encore pire.
Il n’a fait que son devoir, mais son devoir est devenu une faute, une horrible faute.
Pauvre homme. Il a dû être l’un des premiers dans les mondes nouveaux à essayer d’utiliser des armes contre l’amour. Mais l’amour est un adversaire puissant et redoutable.
Tous les sous-êtres moururent de la même façon. La plupart moururent avec le sourire, en prononçant le mot « amour » ou le nom de Jeanne.
On avait gardé l’homme-ours, Orson, pour la fin.
Il mourut de manière étrange : en riant.
Le soldat brandit son projecteur à capsules et visa le front d’Orson. Les capsules avaient un diamètre de 22 millimètres et une vélocité de seulement 125 mètres par seconde. Elles servaient à mettre hors d’état de nuire les robots récalcitrants ou les sous-êtres enragés, sans risque de pénétrer les bâtiments et de blesser les vrais humains qui pouvaient être à l’intérieur, hors de vue.
Sur l’enregistrement de la scène, Orson a l’air de savoir parfaitement ce qu’est cette arme. (Ce qui était probablement le cas. Les sous-êtres avaient l’habitude de vivre, dès la naissance, avec la menace de la mort violente suspendue au-dessus de leur tête.) Il ne témoigne d’aucune peur mais se met à rire : un rire détendu, chaleureux, pareil au rire amical d’un père adoptif qui est tombé sur un enfant fautif et embarrassé, et qui sait fort bien que l’enfant s’attend à être puni mais ne le sera pas.
« Tire, soldat. Tu ne peux pas me tuer. Je suis dans ton esprit. Je t’aime. Jeanne nous l’a enseigné. Écoute-moi, soldat. Il n’y a pas de mort. Pas pour l’amour. Ho ! ho ! pauvre camarade, n’aie pas peur de moi. Tïre ! C’est toi qui n’as pas de chance. Tu vas vivre. Et rappelle-toi : j’ai fait de toi un humain, camarade.
— Quoi ? croasse le soldat. Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je suis en train de te sauver, soldat. Je suis en train de te transformer en humain véritable. Grâce au pouvoir de Jeanne. Grâce au pouvoir de l’amour. Pauvre homme ! Vas-y, tire, si ça te rend malade d’attendre. Tu finiras par le faire de toute façon. »
Cette fois, on ne voit pas le visage du soldat, mais la crispation de son dos et de sa nuque trahit sa tension.
On voit la large face de l’homme-ours éclater comme une immense fleur rouge au moment où la capsule s’y loge.
Puis la caméra se tourne vers quelqu’un d’autre.
Un petit garçon, probablement un renard, mais très accompli dans sa forme humaine.
Il était plus âgé qu’un bébé mais pas assez pour comprendre l’importance de l’enseignement de Jeanne.
Il fut le seul du groupe à se conduire comme un sous-être ordinaire : il prit ses jambes à son cou.
Avec astuce, il se faufila entre les rangs des spectateurs, afin que les soldats ne puissent utiliser leurs capsules ou leurs réducteurs de chaleur sans risquer d’atteindre un humain véritable. Il courait, bondissait, esquivait ; il luttait seul, au désespoir, pour sauver sa vie.
Finalement, l’un des spectateurs, un homme de haute taille avec un chapeau argenté, lui fit un croche-pied. Le garçon-renard tomba à quattre pattes en s’écorchant la paume des mains et les genoux. Comme il relevait la tête pour voir ce qui l’attendait, il reçut une capsule dans la nuque. Il tomba à plat ventre, tué sur le coup.
Les gens meurent. Nous savons comment ils meurent. Nous en avons vu mourir en silence dans les Dernières Demeures. Nous en avons vu d’autres entrer dans les Chambres des Quatre Cents Ans, qui n’ont ni caméra ni poignée à l’intérieur. La mort est une chose familière même si elle est désagréable. Nous avons vu maintes images de victimes de catastrophes naturelles, des images prises par les équipes de robots pour archivage et enquête. La mort n’est pas rare, et elle n’est jamais agréable.
Mais cette fois-ci la mort elle-même était différente. Toute peur – sauf chez le petit garçon-renard trop jeune pour comprendre et trop âgé pour attendre sans réagir dans les bras de sa mère – avait déserté le sous-peuple. Chacun affrontait la mort de son plein gré, avec calme et amour, comme en témoignaient son comportement, sa posture, sa voix. Et aucun ne se souciait de vivre assez longtemps pour savoir ce qu’il adviendrait de Jeanne, car tous avaient une totale confiance en elle.
C’était là vraiment l’arme nouvelle : l’amour et l’acceptation de la mort.
Crawlie, avec son orgueil, avait tout manqué.
Les enquêteurs trouvèrent plus tard le corps de Crawlie dans le couloir. Il fut possible de découvrir qui elle avait été et de reconstituer ce qui lui était arrivé. L’ordinateur dans lequel l’image désincarnée de Dame Panc Ashash survécut durant plusieurs jours après le procès fut également retrouvé et déconnecté. Personne à l’époque n’eut l’idée de recueillir ses opinions et ses dernières paroles. De nombreux historiens ont grincé des dents à ce propos.
Les détails, par conséquent, sont clairs. Les archives ont même conservé le long interrogatoire et les réponses d’Élaine, que l’on acquitterait après le procès. Mais nous ignorons à qui vint l’idée d’utiliser le feu.
À un moment quelconque, hors de vue des caméras, les quatre Chefs de l’Instrumentalité qui conduisaient le procès avaient dû se donner le mot. Par contre, nous avons trace de la protestation du Chef des Oiseaux (les Robots), ou chef de la police de Kalma, un nommé Fisi.
Les minutes montrent son apparition. Il entre par le côté droit, s’incline respectueusement devant les quatre Chefs et lève la main droite en faisant le signe traditionnel qui demande le droit d’interrompre, un geste que tous les acteurs ont toujours trouvé difficile à imiter à l’occasion des reconstitutions dramatiques de l’histoire de Jeanne et d’Élaine. (Pas plus que les autres participants, il ne se doutait que dans l’avenir, on étudierait sa posture qui ne devait rien au calcul. À la lumière de nos connaissances actuelles, l’événement se caractérisa par l’improvision et la précipitation.) Le Seigneur Limaono déclare :
« Interruption refusée. Nous sommes en train de prendre une décision. »
Le chef de la police intervient néanmoins :
« Ce que j’ai à dire concerne votre décision. Seigneurs et Dames.
— En ce cas, parlez, ordonne Dame Goroke, mais soyez bref.
— Arrêtez les caméras. Détruisez cet animal. Faites un lavage de cerveau aux spectateurs. Soumettez-vous vous-mêmes à une cure d’amnésie pour l’heure écoulée. Ce qui se passe ici présente un danger. Je ne suis qu’un superviseur d’ornithoptères, chargé de maintenir l’ordre, mais je…
— Nous en avons assez entendu, déclare le Seigneur Femtiosex. De quel droit vous mêlez-vous de nos affaires ? Nous avons des responsabilités que vous ne pouvez pas concevoir. Retirez-vous. »
On voit sur les enregistrements Fisi reculer, l’air morose. Et au cours de cette scène on voit également des spectateurs s’en aller, parce que c’était l’heure du déjeuner et qu’ils avaient faim ; ils ne se doutaient pas qu’ils allaient rater la plus grande atrocité de l’histoire, à propos de laquelle seraient écrits des milliers d’opéras.
Femtiosex reprit alors la parole pour le dénouement. « J’ai entendu parler d’un châtiment moins cruel que la planète Shayol, mais qui peut servir d’exemple sur un monde civilisé. Vous, poursuivit-il en s’adressant au chef de police Fisi, apportez-moi de l’essence et une torche. Tout de suite. »
Jeanne le regarda avec compassion, mais sans rien dire. Elle soupçonnait ce qu’il allait faire. En tant que femme et en tant que chien, elle haïssait cette perspective ; mais en tant que révolutionnaire, elle l’appelait de tous ses vœux comme étant le couronnement de sa mission.
Le Seigneur Femtiosex leva la main droite, la paume en avant, le pouce posé sur l’annulaire et l’auriculaire repliés. Le signe, qui signifiait : « communication télépathique immédiate en privé », était destiné aux autres Chefs de l’Instrumentalité. Il a depuis été adopté par les sous-êtres comme emblème de leur unité politique.
Les quatre Chefs entrèrent dans un état de transe et décidèrent en commun de la sentence.
Jeanne se mit à chanter d’une voix douce, en une sorte de gémissement de protestation canin, tel celui que les sous-êtres avaient émis juste avant le moment décisif où ils avaient quitté le Couloir Jaune et Beige, sans autre parole que la répétition de formules d’amour qu’elle utilisait depuis qu’elle avait pris pied dans la Ville Haute : « Mes amis, mes chers amis, je vous aime. » Mais la manière a défié tous les imitateurs au cours des siècles. Des milliers de mélodies ont tenté de reproduire par la suite ce Chant de Jeanne, mais aucune n’a la puissance émotionnelle absolument déchirante de ce qu’on entend sur la bande-son originelle. Comme sa personnalité, le chant de Jeanne était unique.
L’effet sur l’assistance fut profond. Même les personnes véritables détournèrent leur attention des Chefs de l’Instrumentalité pour écouter la fille-chien. Certains ne purent en supporter davantage et, de façon bien humaine, oublièrent la raison de leur présence en ce lieu pour rentrer déjeuner chez eux, l’esprit vacant.
Soudain Jeanne se tut. Et, d’une voix qui portait à travers la foule, elle s’écria :
« La fin est proche, mes chers amis. La fin est proche. »
Les yeux de tous se portèrent vers les deux Seigneurs et les deux Dames de l’Instrumentalité. Dame Arabella Underwood avait un air sombre au sortir de la conférence télépathique. Dame Goroke paraissait en proie à une douleur obsédante. Les deux Seigneurs avaient une expression sévère et résolue.
Ce fut le Seigneur Femtiosex qui prit la parole.
« Nous t’avons jugé, animal. Tu es coupable d’un grand crime. Tu as vécu illégalement. Le châtiment d’un tel crime est la mort. Tu as influencé les robots d’une manière que nous ne comprenons pas. Pour ce nouveau crime, le châtiment devrait être pire que la mort ; et j’en ai recommandé un qui a été appliqué sur Viola Siderea. Tu as également prononcé des discours illégaux et incongrus, qui menaçaient le bonheur et la sécurité de l’humanité. Pour cette faute, le châtiment devrait être la rééducation, mais peu importe puisque tu es déjà deux fois condamnée à mort. As-tu quelque chose à dire avant que je prononce la sentence ?
— Si vous allumez un feu aujourd’hui, Seigneur, il ne s’éteindra jamais dans le cœur des hommes. Vous pouvez me détruire. Vous pouvez rejeter mon amour. Mais vous ne pourrez pas détruire le bien qu’il y a en vous, quand bien même cette bonté vous fâcherait…
— Silence ! Je t’ai demandé de te repentir, pas de te justifier. Tu mourras par le feu, ici même et sur-le-champ. Qu’as-tu à répondre à cela ?
— Je vous aime, mes chers amis. »
Femtiosex hocha la tête à l’adresse des policiers, qui avaient traîné un baril et un pulvérisateur dans la rue jusque devant Jeanne.
« Attachez-la à ce poteau, ordonna-t-il. Arrosez-la. Et éclairez-la bien. Les caméras sont-elles en marche ? Nous voulons que tout cela soit enregistré et connu. Si les sous-êtres recommencent, ils verront que c’est l’humanité qui gouverne les mondes. » Il regarda Jeanne et son regard divaguer. D’une voix inhabituelle, il ajouta : « Je ne suis pas un mauvais homme, petite fille-chien, mais tu es un mauvais animal et nous devons faire de toi un exemple. Tu le comprends ?
— Femtiosex ! cria-t-elle sans se soucier de l’interpeller par son titre. Je suis navrée pour vous. Je vous aime. »
À ces mots, le visage du Seigneur Femtiosex redevint maussade et coléreux. Il abaissa la main droite comme un couperet. Fisi copia son geste à l’intention de ses hommes, et ceux qui s’occupaient du baril et du pulvérisateur entreprirent, dans un sifflement, d’arroser Jeanne d’un jet d’essence. Deux autres l’avaient déjà attachée au réverbère le plus proche à l’aide d’une chaîne de fortune, faite de paires de menottes reliées les unes aux autres, afin qu’elle se tienne droite et reste visible du public.
« Brûlez-la », dit Femtiosex.
Élaine sentait le corps du Chasseur crispé contre elle. Elle éprouvait les mêmes sensations qu’au sortir de son hibernation, dans le caisson adiabatique où elle avait fait le voyage depuis la Terre : nausée, confusion mentale, feux croisés d’émotions au fond d’elle.
Le Chasseur lui murmura : « J’ai essayé d’atteindre son esprit pour qu’elle ait une mort facile. Mais quelqu’un d’autre était entré en contact avec elle avant moi. Je… j’ignore qui. »
Élaine, les yeux fixes, continuait d’observer la scène.
On amenait du feu. On l’approcha de la flaque d’essence qui s’élargissait par terre et Jeanne flamba soudain comme une torche vivante.
10
L’immolation de D’jeanne sur Fomalhaut III dura peu de temps, mais les siècles ne l’oublieront pas.
Femtiosex avait pris la plus cruelle de toutes les mesures.
Par invasion télépathique, il avait réprimé tout ce qu’elle avait d’esprit humain, en ne laissant subsister que l’instinct canin primitif.
Jeanne ne mourait pas en digne martyre.
Elle lutta contre les flammes qui lui léchaient le corps. Elle gémit et hurla comme un chien sous l’effet de la douleur, comme un animal dont le cerveau – même évolué – ne peut comprendre l’inanité de la cruauté humaine.
L’effet obtenu fut directement contraire à ce qu’avait prémédité le Seigneur Femtiosex.
La foule s’avança, non par curiosité mais par compassion. Les gens n’observaient plus la scène en simples spectateurs, mais ils ressentaient l’élan, instinctif et profond, des êtres vivants envers un de leurs semblables menacé de destruction.
Même le garde qui maintenait le Chasseur par le bras s’avança machinalement. Élaine se retrouva au premier rang, avec dans les narines l’odeur âcre de l’essence enflammée, dans les oreilles les hurlements de la fille-chien agonisante, qui lui vrillaient le cerveau. Jeanne, à présent, se tordait dans les flammes qui l’enveloppaient comme un manteau. L’odeur étrange et écœurante de la chair brûlée déferla sur la foule.
Jeanne se mit à suffoquer.
Dans les secondes de silence qui suivirent, Élaine entendit un bruit qu’elle n’aurait jamais pensé entendre ; une foule d’humains adultes en sanglots. Hommes et femmes se tenaient là en pleurant et ne savaient pas pourquoi.
Femtiosex restait en deçà de la foule, obsédé par l’échec de sa démonstration. Il ignorait que le Chasseur, avec son millier de proies derrière lui, commettait l’outrage légal de sonder l’esprit d’un Chef de l’Instrumentalité.
Le Chasseur murmura à Élaine : « Dans une minute, je vais essayer. Elle mérite mieux que cela… »
Élaine ne lui posa aucune question. Elle aussi pleurait.
La foule se rendit peu à peu compte qu’un soldat élevait la voix. Au bout de quelques secondes, les gens détournèrent leurs regards de Jeanne et le regardèrent, ce soldat ordinaire, peut-être bien celui qui n’avait pas pu ligoter Jeanne quelques minutes plus tôt, quand les Seigneurs l’avaient mise en état d’arrestation.
Il hurlait frénétiquement et brandissait le poing en direction du Seigneur Femtiosex.
« Vous êtes un menteur, vous êtes un lâche, vous êtes un fou. Je vous défie de… »
Le Seigneur Femtiosex, s’avisant de ce que faisait et disait l’homme, sortit de sa transe pour lui demander, d’un ton mesuré dans de telles circonstances :
« Que voulez-vous dire ?
— Tout ce spectacle est truqué. Il n’y a pas de fille ici. Il n’y a pas de feu. Rien. Vous nous avez hypnotisés en nous faisant voir une hallucination, pour une raison horrible que vous ne voulez pas avouer. Et je vous défie de prouver le contraire, espèce d’animal, d’imbécile, de salaud. »
En temps ordinaire, même un Seigneur devait relever un défi ou mettre les choses au point par des paroles nettes et claires.
Mais la situation n’avait rien d’ordinaire.
Le Seigneur Femtiosex répondit : « Tout cela est réel. Je ne trompe personne.
— Alors, si c’est réel, Jeanne, je suis avec toi ! » s’écria le jeune soldat. Il se rua devant le jet d’essence avant que ses camarades aient le temps de le couper, puis il se jeta dans les flammes aux côtés de la suppliciée.
La chevelure de Jeanne avait brûlé, mais ses traits restaient visibles. Elle avait cessé de gémir comme un chien. Femtiosex, ayant été interrompu, n’exerçait plus son contrôle télépathique. Elle adressa un sourire au soldat qui commençait à brûler près d’elle : le plus doux et le plus féminin des sourires. Puis elle fronça les sourcils, comme pour s’efforcer de se rappeler une tâche à accomplir, malgré la terreur et la douleur qui l’entouraient.
« Maintenant ! » murmura le Chasseur. Et il traqua le Seigneur Femtiosex avec autant d’ardeur qu’il en avait jamais déployé pour pénétrer les esprits autochtones et étrangers de Fomalhaut III.
La foule ne put dire ce qui arrivait au Seigneur Femtiosex. Un accès de lâcheté ? de folie ? (En réalité, le Chasseur, en mobilisant la totalité de sa puissance mentale, avait momentanément emmené Femtiosex dans le ciel pour y faire sa cour : lui et Femtiosex étaient deux oiseaux mâles en train de roucouler pour les beaux yeux de la femelle qui se cachait quelque part dans le paysage.)
Jeanne était libre, et elle savait qu’elle était libre.
Elle envoya son message. Celui-ci rompit l’échange télépathique du Chasseur et de Femtiosex ; il envahit Élaine : il coupa même le souffle au chef de la police Fisi. Ce message fut si intense que, dans l’heure qui suivit, des questions en provenance d’autres villes fondirent sur Kalma pour s’enquérir de ce qui s’était passé. Ce n’était pas un message fait de mots, mais d’un seul éclair de pensée. Toutefois, sous forme de mots, il pouvait s’exprimer ainsi :
« Vous que j’aime, vous me tuez. Tel est mon destin. J’apporte l’amour, et l’amour doit mourir pour survivre. L’amour ne demande rien, n’accomplit rien. L’amour n’a pas de pensées. L’amour consiste à se connaître les uns les autres. Sachez-le et réjouissez-vous. Je meurs pour vous tous, vous que j’aime… »
Elle ouvrit les yeux une dernière fois, ainsi que la bouche, puis s’affala. Le soldat, qui avait commencé à se laisser brûler sans réaction, sauta hors du brasier et se précipita, en flammes, vers ses compagnons. Un coup de feu l’arrêta et le faucha.
Les sanglots de la foule retentissaient dans les rues. Les sous-êtres domestiqués et homologués pleuraient aussi, perdus honteusement parmi les humains.
Le Seigneur Femtiosex se tourna avec lassitude vers ses collègues.
Le visage de Dame Goroke évoquait un masque de chagrin caricatural.
Il fit face à Dame Arabella Underwood. « Il semble que j’aie commis une erreur, madame. Veuillez me relayer. »
Elle se leva et s’adressa à Fisi : « Éteignez ce feu. »
Elle considéra la foule. On ne lisait rien sur ses traits durs de Norstralienne. En l’observant, Élaine eut un frisson à la pensée d’une planète entière peuplée de gens aussi fermes et implacables.
« C’est terminé, reprit Dame Arabella. Que tout le monde se disperse. Que les robots assurent le nettoyage et que les sous-êtres reprennent leur travail. »
Elle regarda Élaine et le Chasseur. « Je sais qui vous êtes et je soupçonne ce que vous venez de faire. Soldats, emmenez-les. »
Le corps de Jeanne était carbonisé. Le visage n’avait plus rien d’humain ; les dernières flammes avaient rongé le nez et les yeux. Seuls ses seins mis à nu révélaient avec une immodestie bouleversante qu’elle avait été une jeune fille. Elle était maintenant morte : morte et rien d’autre.
Les soldats l’auraient enfournée, à la pelle au besoin, dans une boîte si elle n’avait été qu’un simple sous-être. Au lieu de cela, ils lui décernèrent les honneurs de la guerre comme à un de leurs camarades ou à un civil important lors d’un désastre. Ils déplièrent une civière, y déposèrent le petit corps noirci et le recouvrirent de leur drapeau. Nul ne leur avait donné l’ordre d’agir ainsi.
Tandis qu’un soldat les emmenait vers le quartier militaire, Élaine s’aperçut que lui aussi avait pleuré. Elle voulut l’interroger, mais le Chasseur lui fit un signe de dénégation. Il lui expliqua plus tard que le soldat aurait pu être puni si on l’avait surpris à leur parler.
Quand ils arrivèrent au bureau, Dame Goroke était déjà là.
Dame Goroke, déjà là… Cela devint un cauchemar au cours des semaines qui suivirent. Elle avait surmonté son chagrin et menait une enquête à propos de l’affaire d’Élaine et de D’jeanne.
Dame Goroke, déjà là… Elle attendait durant leur sommeil. Son image, ou peut-être elle-même, était présente au cours de leurs interminables interrogatoires. Elle éprouvait un intérêt particulier pour la rencontre fortuite de la défunte Dame Panc Ashash, d’Élaine la sorcière écartée de son but et de cet homme non ajusté qu’était le Chasseur.
Dame Goroke, déjà là… Elle leur demandait tout et ne leur disait rien.
Sauf une fois.
Une fois elle craqua, après des heures d’interrogatoire officiel. « Vous aurez l’esprit épuré et vidé quand nous en aurons fini, aussi peu importe que vous appreniez un secret. Savez-vous que cette affaire m’a atteinte – moi ! —jusqu’au plus profond de mes croyances ? »
Ils secouèrent la tête.
« J’aurai un enfant, poursuivit-elle, et je regagnerai le Berceau de l’Homme pour lui donner naissance. Et c’est moi qui écrirai son code génétique. Je l’appellerai Jestocost. C’est un mot d’une des Langues Anciennes, le paroski, et il signifie « cruauté » : ceci afin de lui rappeler d’où il provient, et pourquoi. Et lui, ou son fils, ou le fils de son fils, ramènera la justice dans le monde et résoudra le problème des sous-êtres. Qu’en pensez-vous ? Mais, tout bien considéré, non, ne pensez pas. Cela ne vous regarde pas, et de toute façon ma décision est prise. »
Ils la regardèrent avec compassion, mais ils étaient trop absorbés par la question de leur propre survie pour se sentir vraiment concernés. Le corps de Jeanne avait été réduit en poussière et dispersé dans l’atmosphère, car Dame Goroke avait peur que les sous-êtres lui rendent un culte ; c’était l’envie qu’elle avait elle-même ressentie, et elle savait que si elle pouvait éprouver une telle tentation, celle du sous-peuple serait encore plus grande.
Élaine ne sut jamais ce qu’étaient devenus les corps de tous les autres sous-êtres qui, guidés par Jeanne, s’étaient eux-mêmes transformés d’animaux en humains et avaient participé à cette marche sauvage et démente, hors du tunnel d’Englok, vers la Ville Haute de Kalma. Sauvage, vraiment ? Démente, vraiment ? S’ils étaient restés dans leur tanière, ils auraient vécu quelques mois ou quelques années de plus, mais tôt ou tard les robots les auraient découverts et exterminés comme la vermine qu’ils étaient. Peut-être la mort qu’ils avaient choisie valait-elle mieux. Jeanne, après tout, avait dit : « C’est le devoir de la vie de trouver plus que la vie et de s’échanger elle-même contre ce bien supérieur. »
Finalement, Dame Goroke les fit appeler. « Au revoir, vous deux, lança-t-elle. Il est absurde de vous dire au revoir, car d’ici une heure vous aurez tout oublié de moi et de Jeanne. Vous avez terminé votre tâche ici. J’ai prévu pour vous un merveilleux travail. Vous n’aurez pas à vivre dans une ville. Vous serez des observateurs du temps : vous parcourrez les campagnes en interrogeant le ciel, afin de déceler tous les petits changements que les machines ne savent pas interpréter assez vite. Vous passerez votre vie à marcher, à pique-niquer, à camper ensemble. J’ai recommandé aux techniciens de faire bien attention, car vous vous aimez profondément tous les deux. Quand ils remettront en route vos synapses, je veux que cet amour soit toujours avec vous. »
Tous deux s’agenouillèrent et lui baisèrent la main. Ils n’eurent plus jamais conscience de la revoir. Des années plus tard, ils aperçurent quelquefois un élégant ornithoptère survolant doucement leur campement, avec une femme bien mise qui se penchait pour les regarder ; ils n’avaient pas de souvenirs leur permettant de savoir que c’était Dame Goroke, guérie de la folie, qui venait les observer. Leur nouvelle vie fut leur vie définitive.
De Jeanne et du Couloir Jaune et Beige, rien ne subsistait dans leur esprit.
L’un et l’autre éprouvaient beaucoup de tendresse envers les animaux, mais il aurait pu en être ainsi même s’ils n’avaient jamais été mêlés à la fabuleuse intrigue politique montée par la chère Dame défunte Panc Ashash.
Une fois, une chose étrange se produisit. Un sous-être issu d’éléphant travaillait dans une petite vallée à créer un jardin de rocaille pour un personnage officiel de l’Instrumentalité qui y jetterait un coup d’œil une ou deux fois l’an. Élaine était occupée à observer le temps et le Chasseur avait oublié toutes ses chasses, aussi aucun d’eux n’essaya-t-il de sonder l’esprit du sous-être. C’était un énorme personnage, qui atteignait le maximum de la taille autorisée : environ cinq fois la stature d’un homme. Il leur avait souri amicalement les jours passés.
Un soir, il leur apporta des fruits. Et quels fruits ! De provenance exotique et d’une telle rareté qu’une année de requêtes n’aurait pu suffire à les obtenir pour des gens ordinaires comme eux. Il leur adressa son gros sourire timide d’éléphant et commença à s’éloigner de son pas pesant.
« Attendez un instant, lui cria Élaine. Pourquoi nous les donner ? Pourquoi à nous ?
— En mémoire de Jeanne, répondit l’homme-éléphant.
— Qui est Jeanne ? » s’enquit le Chasseur.
L’homme-éléphant les regarda avec compassion. « Ce n’est pas grave. Vous ne vous souvenez pas d’elle, mais moi, oui.
— Mais qu’a-t-elle fait ? demanda Élaine,
— Elle vous a aimés. Elle nous a tous aimés », dit l’homme-éléphant. Puis il se détourna, vite, comme s’il ne voulait plus rien ajouter. Avec une agilité remarquable pour une créature de son poids, il escalada en hâte les rochers qui les surmontaient et il disparut.
« J’aurais bien voulu la connaître, dit Élaine. Ce devait être quelqu’un de très gentil. »
Cette année-là, naquit l’homme qui devait être le premier Seigneur Jestocost.